📋 Le contexte 📋
Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !
Le terme “s’abstenir” vient du latin abstenere qui signifie “s’empêcher de faire quelque chose, tenir éloigné”. Dans le langage courant, s’abstenir implique la décision de ne pas agir dans un certain sens. Plus particulièrement, le terme “abstention” est aujourd’hui associé au domaine électoral : l’abstentionnisme désigne la décision de ne pas participer à un scrutin démocratique. Pour certains, la tendance grandissante à l’abstentionnisme menace les piliers de notre démocratie représentative : à partir de quel niveau de participation à un scrutin un élu est-il légitime à gouverner l’ensemble d’une population ?
Le choix individuel implique plusieurs options d’action. On dit souvent que “choisir, c’est renoncer”, en évoquant alors un renoncement aux options non-choisies. On préfère une option aux autres : ce processus de décision et le résultat qui en découle s’appelle le choix. La question à laquelle on a voulu réfléchir dans ce débat philo, c’est si la non-participation au processus de décision pouvait être considérée comme un choix. Bonne lecture !
🕵 Le débat des experts 🕵
Il semblerait évident que s’abstenir est un choix d’après nos définitions : s’abstenir signifie le refus de se prononcer ou de participer et non l’interdiction ou l’incapacité, quand choisir signifie avoir une préférence pour quelque chose. L’abstentionniste l’est donc parce qu’il choisit de l’être et n’y est pas forcé. Il préférerait le confort de ne pas avoir à choisir.
Mais cette apparente liberté peut immédiatement être mise en doute si on le considère comme un désœuvré, un oisif incapable de choisir et dont le refus est une nécessité de sa condition. C’est l’une des critiques communes – surtout dans le contexte politique des élections républicaines – peignant l’abstentionniste comme celui incapable de choisir, contrairement à celui qui voterait blanc. Pourtant, depuis 2014, l’État français propose le vote blanc en réponse à une vague d’abstention ce qui eut immédiatement pour effet de faire reculer le taux d’abstentionnisme sans le résoudre.
Il y a là une image naïve de ceux qui choisissent de s’abstenir : l’abstinent ne choisit pas, ou refuse de choisir. Cette image se confronte à son propre paradoxe, puisque le refus est proprement un choix. Aussi paradoxal que cela puisse apparaître, s’abstenir est bien un choix, celui de ne pas choisir. Notre image naïve de l’abstention ne se limite pas qu’à ce paradoxe, puisque nous l’imaginons comme un état quasi-définitif. Nous nous abstenons quotidiennement sans nous en rendre compte : manger ce carré de chocolat supplémentaire, prendre cet itinéraire… I
l semblerait que nous sommes effrayés de cet acte d’abstention, car nous le lions immédiatement à son extrême : l’abstinence. Personne ne s’abstient pour toujours si ce n’est les ascètes. S’abstenir constitue même l’essence du choix. Si le choix revient à préférer quelque chose, de l’autre chose je m’abstiens nécessairement et en conséquence. Nous pouvons même dire que se refuser à une certaine abstinence appliquée à certains aspects de notre existence reviendrait à se refuser de choisir et donc d’être dans une jouissance totale ou dans le dilemme permanent.
L’abstention est donc d’une part une attitude des plus courantes et une des nombreuses manifestations de l’acte de s’abstenir d’autre part, ainsi qu’une attitude transitoire. Pour l’exemple, la critique de ceux qui se refusent au vote nous confronte à une vérité qui dérange : parmi nous, nombreux sont les insatisfaits. Seraient-ils donc des désœuvrés pour autant ? S’abstenir apparaît davantage comme une attente qu’un refus catégorique ou une lâcheté. S’abstenir, c’est aussi manifester le refus et donc le mécontentement, mais c’est aussi se laisser le temps du choix, l’attente de nouvelles options et opportunités.
S’abstenir peut être défini comme l’acte de ne pas s’engager dans l’action, de ne pas prendre part, d’esquiver une situation offrant une ou plusieurs options. L’acte de s’abstenir intervient toutes les fois où se présente une alternative que nous préférons ignorer ou écarter. C’est un non choix (et non pas un anchois).
Choisir n’est pas un acte anodin et comporte souvent des risques. Au contraire, s’abstenir est une réponse au principe de risque inhérent aux choix et vise à privilégier son évitement. S’abstenir d’intervenir, par exemple, en attendant le compte rendu d’une expertise qui nous assure qu’on peut ou qu’on doit le faire est un acte de prudence, une preuve de sagesse. Il s’agit d’éviter tout ce qui pourrait être source d’inconvénients, un probable dommage ou un probable désastre.
Ainsi, s’abstenir est peut-être l’acte le plus banale qui soit et la vertu de celle ou celui qui, réfléchissant aux aboutissants de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs. C’est donc un acte responsable, et non pas un acte négligent, s’abstenir n’est inaction qu’en apparence, c’est une retenue intentionnelle. « Mieux vaut réfléchir avant d’agir que regretter après avoir agi » affirme Démocrite.
Mais ne sommes-nous pas condamnés à nous abstenir si, parce qu’on considère qu’aucun risque n’est acceptable, c’est la garantie qu’aucun risque n’est à craindre qu’on souhaite avoir ? Il est des situations où on ne peut jamais absolument l’avoir. Il est logiquement impossible de prouver qu’un procédé ou un nouveau produit n’auront jamais aucun effet indésirable. Autrement dit, si l’on souhaite obéir à un certain principe de précaution pour justifier de s’abstenir, aucune action ne serait jamais entreprise. La recherche médicale par exemple cesserait face non seulement à la menace connue mais également face à la menace possible ou hypothétique. Généralisée, l’abstention figerait le monde.
On doit alors veiller à ne pas survaloriser cette attitude précautionniste. Instaurer en principe le risque minimale ou nulle peut aussi avoir des conséquences graves. Dans le doute, il n’est pas toujours bon de s’abstenir. Il est des circonstances où le proverbe « Dans le doute, abstiens-toi » devient une illusion éthique. Ce proverbe ne pourrait faire office de programme politique de gestion des risques car il révèlerait systématiquement la paralysie de la décision humaine face à l’incertitude, d’autant plus que nous ne pouvons être plus certains que l’incertitude n’est jamais absolument éliminable.