CJIP

CJIP : les entreprises doivent-elles pouvoir transiger avec la justice ?

📋  Le contexte  📋

La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « Sapin 2 ») a introduit la possibilité de conclure entre le procureur de la République et toute personne morale mise en cause pour des faits d’atteintes à la probité (comme des faits de corruption, de trafic d’influence, de blanchiment de certaines infractions de fraude fiscale), une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). En gros, cela permet d’éviter un procès. Il s’agit d’une mesure alternative aux poursuites, destinée à accélérer les procédures.

La loi du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée a en outre créé un mécanisme similaire pour les délits prévus par le code de l’environnement et infractions connexes.

Cette convention permet d’imposer à la personne morale une ou plusieurs des obligations suivantes :

  • verser une amende d’intérêt public au Trésor public, dont le montant est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires annuel de la personne morale signataire ;

  • mettre en œuvre un programme de mise en conformité d’une durée maximale de trois ans, sous le contrôle, selon les cas, de l’Agence Française Anticorruption ou des services compétents du ministère chargé de l’environnement ;

  • la réparation du préjudice causé à la victime ou du préjudice écologique.

 

Les CJIP conclues antérieurement à la loi du 24 décembre 2020 peuvent être consultées sur le site de l’AFA. Depuis la loi du 24 décembre 2020, les CJIP conclues par l’autorité judiciaire sont publiées sur les sites Internet du ministère de la Justice et du ministère chargé du budget. Et celles conclues en application de l’article 41-1-3 sont également publiées sur le site du ministère de la Transition écologique. Au total, 22 CJIP ont déjà été conclues.

La première validation de CJIP, le 14 novembre 2017, par le tribunal de grande instance de Paris concerne une convention conclue pour un montant de 300 millions d’euros entre le parquet national financier (PNF) et une filiale suisse de la banque HSBC pour des faits de blanchiment de fraude fiscale.

L’accord le plus important  a été conclu avec Airbus en 2020. : le géant de l’aéronautique avait accepté de payer deux milliards d’euros, sur près de 19 encourus, pour mettre fin aux poursuites engagées contre lui pour des faits présumés de corruption . La procédure a permis à l’entreprise d’éviter une condamnation comme personne morale, ce qui aurait eu pour conséquence de l’écarter des marchés publics pour une période de cinq années.

A la seconde place, on retrouve le groupe McDonald’s qui a conclu une CJIP en mai 2022. L’entreprise a accepté de payer une amende de 508 millions d’euros et des droits et pénalités dus à l’administration fiscale à hauteur de 737 millions, soit un montant total de près de 1,3 milliard d’euros pour échapper à des poursuites pénales pour fraude fiscale.

Au total, les 22 CJIP conclues représentent 3,7 milliards d’euros d’amendes d’intérêt public. Si les amendes maximales avaient été prononcées à chaque fois, le total aurait atteint 110 milliards d’euros. Parmi les signataires, on retrouve des entreprises comme HSBC, la Société Générale, JP Morgan Google, Airbus, Mac Donald, LVMH ou encore Bolloré.

Le syndicat de la Magistrature estime que la CJIP permet aux entreprises fraudeuses « d’acheter leur innocence », et qu’elle introduit une logique « d’arrangements » dans la procédure judiciaire. Pour certaines ONG, la procédure qui garantit aux entreprises une certaine discrétion prête le flanc aux abus d’une justice négociée. L’association Sherpa indique que l’absence de transparence des modalités de la CJIP risque de faciliter une éventuelle récidive.

TA l’inverse, d’autre acteurs considèrent que la CJIP, même si elle doit être encadrée et améliorée, est un instrument utile pour faire reculer la corruption et l’évasion fiscale,

Et vous, qu’en pensez-vous ? Pour ou contre la CJIP ? On en débat !  

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Le « Pour »
Laurence Fabre
Responsable du programme secteur privé et enseignement supérieur - Transparency International France
La tribune pour

La Convention Judiciaire d’Intérêt Public est une innovation introduite en droit français en 2017 par la loi dite « Sapin 2 ». Avec ce dispositif, le Procureur de la République, sous le contrôle du juge du siège, peut décider de renoncer à poursuivre des entreprises pour des faits d’atteintes à la probité. En contrepartie les entreprises doivent se conformer à un certain nombre d’obligations : coopération et acceptation des faits, paiement d’une amende, indemnisation des victimes, obligations de mise en conformité.

Pourquoi la création d’un tel dispositif ? Plus de seize années après la ratification par la France de la convention sur la corruption internationale, l’OCDE, dans son rapport d’évaluation de 2012 (1) notait qu’aucune personne morale n’avait été condamnée de manière définitive pour des faits de corruption.

Pouvait-on se satisfaire de cette quasi-immunité de fait, de la lenteur et de l’inefficacité de notre système judiciaire face à des flux financiers illicites, sophistiqués, opaques et internationalisés ? L’argent sale circule vite et ne connait pas de frontières ; il représente un défi permanent pour les états et nos sociétés (2). A la lenteur et l’inefficacité s’ajoutait la perte de souveraineté : l’arsenal judiciaire français ne prémunissant pas les entreprises françaises contre des condamnations à l’étranger, notamment aux Etats-Unis.

La France s’assure que les entreprises responsables de faits de corruption ou qui fraudent le fisc soient sanctionnées rapidement

En confiant à nos juges un arsenal juridique plus adapté aux défis de la lutte contre la corruption, la France s’assure que les entreprises responsables de faits de corruption ou qui fraudent le fisc soient sanctionnées rapidement, coopèrent et mettent en place des programmes de remédiation adaptés.  En outre, les économies de temps et d’argent réalisées permettent à la justice de traiter plus rapidement les affaires de corruption et de fraude et d’en multiplier le volume. 

Les conventions signées depuis plus de 4 ans montrent l’utilité de ce dispositif. Dans le rapport d’évaluation du 9 décembre 2021 (3), l’OCDE souligne les « progrès remarquables » réalisés par la France. Signe de cette nouvelle efficacité, il salue les sanctions définitives de 23 personnes morales et 19 personnes physiques prononcées entre la fin de l’année 2012 et 2021.

Si le dispositif va incontestablement dans le bon sens, nous restons vigilants aux tentatives de dévoiement dont il fait l’objet, afin d’en préserver l’équilibre (4) : extension de la CJIP au-delà du périmètre des infractions visées par la loi Sapin 2, assouplissement des conditions d’ouverture au nom de la sécurité juridique des entreprises, usage extensif de la connexité à des infractions sans aucun lien avec la probité.  

Face à la délinquance économique internationale, l’énergie à déployer est colossale. Nous ne pouvons pas nous permettre de la disperser. Tirons les enseignements des conventions signées, luttons contre les dévoiements et les tentatives de dénaturation pour, au contraire, renforcer la portée et l’efficacité de la CJIP au service de la répression de la corruption.

 

Références :

(1) : https://www.oecd.org/fr/corruption/anti-corruption/FrancePhase3FR.pdf

(2) : Selon le rapport Exporting corruption 2020 de Transparency International,  plus de 50% des exportations mondiales émanent de pays défaillants en matière de sanction des faits de corruption.

(3) : https://transparency-france.org/actu/communique-en-pointant-le-manque-de-moyens-et-dindependance-des-acteurs-de-la-lutte-contre-la-corruption-locde-dessine-en-creux-labsence-de-volonte-politique-d/#.Ytf62HZBxRY

(4) : https://www.lemondedudroit.fr/decryptages/78257-preservons-equilibre-convention-judiciaire-interet-public.html

Le « Contre »
Eric Alt
Vice-président d’Anticor ; Co-auteur, avec Elise Van Beneden de  "Résister à la corruption"  (Gallimard, coll. Tracts)
Une justice à deux vitesses

L’objectif initial de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) était de permettre au procureur financier de négocier avec d’autres Etats qui pratiquent la transaction pénale. Cela fut notamment le cas dans l’affaire Airbus, où les amendes payées par la société ont été réparties entre la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. 

Cependant, la CJIP introduit un nouveau système de justice à deux vitesses. Car cette convention, qui se substitue à une sanction pénale, n’est pas inscrite au casier judiciaire.  Concrètement, elle permet à des sociétés responsables de fraudes de grande ampleur de conserver tous les bénéfices de la non-culpabilité et d’échapper aux conséquences d’une condamnation (comme l’impossibilité de répondre aux appels d’offres des marchés publics).

La CJIP résulte d’une conception économique de la justice étrangère à notre culture, qui permet à un délinquant d’acheter son innocence et à une société de monnayer la violation de la loi. L’aspect financier d’un délit devient plus important que son aspect moral et influe sur les conditions de sa poursuite et de sa répression. Cette conception est préoccupante, à l’heure où les grands acteurs économiques devraient être davantage encadrés et régulés par l’État.

La limitation à une amende, sans procès public ni déclaration de culpabilité, pourrait même favoriser davantage des pratiques frauduleuses

La CJIP a été introduite dans la loi sous un prétexte d’efficacité. Pourtant, cette mesure risque tout simplement de ne pas être dissuasive. La limitation à une amende, sans procès public ni déclaration de culpabilité, pourrait même favoriser davantage des pratiques frauduleuses qui seront considérées comme acceptables d’un strict point de vue financier, particulièrement pour des grands groupes. Car la CJIP n’attaque pas la logique de « rentabilité » de la corruption, des schémas abusifs de fraude et d’évasion fiscales.  Des sociétés responsables de fraudes d’ampleur conservent alors tous les bénéfices de l’innocence contre le simple versement d’une amende négociée. L’extension de la CJIP à la fraude fiscale et aux atteintes à l’environnement interroge sur la réalité de la volonté du gouvernement en matière de lutte contre la fraude fiscale des grandes entreprises.

Plus encore, le procès d’inefficacité fait à la justice classique est très contestable, si on se réfère notamment au montant de l’amende de 1,8 milliards de dollars infligée à la banque UBS, bien supérieur à ce qu’elle voulait payer au titre d’une CJIP.

Et si une raison d’État économique peut éventuellement justifier la CJIP dans de grandes affaires internationales, d’inquiétantes dérives se profilent. Ainsi, dans l’affaire concernant l’espionnage de François Ruffin par Bernard Arnault, aucune complexité ni aucun enjeu international ne justifiait le recours à une CJIP. Plus encore, lorsqu’une entreprise accepte une CJIP, les dirigeants bénéficient le plus souvent d’une comparution préalable avec reconnaissance de culpabilité, beaucoup plus discrète qu’un jugement correctionnel. Dans une affaire récente, M Bolloré, poursuivi des chefs de corruption active d’agent public étranger, de complicité d’abus de confiance  et « complicité de faux et d’usage de faux aurait pu en bénéficier. Dans ce cas, le juge en charge de l’homologation a refusé et l’intéressé répondra de ses actes comme un délinquant ordinaire. Mais le seul fait qu’une telle faveur ait pu être envisagée est un indicateur d’alerte. La CJIP pourrait n’être que le paravent d’une justice de classe, d’une justice à deux vitesses et de nouvelles inégalités des citoyens devant la loi.

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