Purges et répressions au Kazakhstan : l’art de profiter de la crise

Nazarbaïev et Tokaïev : le binôme Kazakhstanais
Le binôme Nazarbaïev/Tokaïev, à la tête du Kazakhstan

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Au début d’année 2021, les protestations qui secouent le neuvième plus grand pays du monde sont réprimées dans le sang par le président Kassym-Jomart Tokaïev. Pour lui, c’est aussi l’occasion de s’affranchir de l’historique Nazairbaeïv, dirigeant du pays depuis son indépendance jusqu’à 2019 mais dont l’ombre plane encore sur le pouvoir. Décryptage.

Pourtant symbole de stabilité en Asie centrale, le Kazakhstan s’embrase en ce début d’année 2021. Pillages, émeutes, manifestations, déboulonnage de statues qui représentent le pouvoir et même bruits d’armes à feu traversent les rues. Le slogan « Dehors le vieux » scandé par les manifestants a trouvé une réponse le 18 janvier 2021. Sur sa chaine YouTube, Noursultan Nazarbaïev, l’historique président du pays de 1990 à 2019, annonce sa retraite politique à 81 ans. La Russie, appelée à l’aide par Tokaïev pour contenir les manifestants, compte bien profiter de la situation.

Que s’est-il passé ?

Si le mécontentement de la population était latent, le point de départ est, comme souvent, d’origine économique. Le 1er janvier 2022, le gouvernement annonce la libéralisation brutale du prix du GPL (Gaz de pétrole liquéfié) alors qu’il était auparavant fixé par l’Etat. Problème, cette hausse touche d’abord les populations les plus pauvres car plus utilisatrices du GPL, ce carburant automobile moins étant cher que les autres. Dans le Nord-Ouest du pays, son prix a presque doublé. C’est tout naturellement que c‘est dans cette zone, où 80 % des véhicules fonctionnent avec le GPL, que débute le mouvement social.

Les premières contestations se répandent comme une trainée de poudre. Le 3 janvier, un millier de manifestants se rassemblent sur une place à Janaozen, dans le Sud-Est. Dans la même journée, toutes les grandes villes du pays sont touchés. Malgré le rétropédalage du gouvernement kazakhstanais sur les prix, les manifestations ne faiblissent pas. La révolte glisse sur un plan économique plus global et, par extension, sur des demandes de démocratisation du pays. Une meilleure redistribution des revenus pétrogaziers est réclamée dans le pays riche en hydrocarbures.

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À Amalty, la capitale économique et ville la plus peuplée du pays, la situation s’embrase. Les manifestants mettent le feu à la résidence présidentielle et s’emparent des locaux de police. Des échanges de tirs entre contestataires et forces de l’ordre sont entendus. Le 5 janvier, le président Tokaïev y institue l’état d’urgence et fait appel à l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), l’équivalent de l’OTAN. Cependant, l’aide militaire est conditionnée à une attaque extérieure sur un des pays membres. Pour la recevoir, Tokaïev dénonce des «groupes terroristes qui s’avèrent être internationaux » et reprend la rhétorique du Kremlin selon laquelle le peuple n’est pas politique. Objectif atteint. 2030 troupes russes, biélorusses, arméniennes, tadjikes et kirghizes s’en vont à la rescousse de l’autocrate. La consigne d’ouvrir le feu « sans avertissement » est donnée.

La situation se stabilise le 7 janvier mais il est difficile d’en faire le bilan tant les évènements ont été rapides. D’autant plus qu’Internet a été coupé par les autorités pendant cette période. Selon le bilan officiel, plus de 1220 personnes ont été arrêtés pour « trouble de l’ordre », au moins 225 personnes ont perdu la vie. Un janvier noir pour le jeune pays.

L’origine de la colère

Plus vaste et plus riche des pays de l’ex-URSS (hors Russie), le Kazakhstan est un pays aux influences diverses. Les Kazakhs sont un peuple turcophone descendant de tribus turques nomades arrivées dans la région au XIIIe siècle. En 1847, les terres sont définitivement annexées à l’Empire russe puis intégrées au sein de l’Union soviétique en 1936 sous le nom de République sociale soviétique kazakhe. Ainsi des populations russes et ukrainiennes sont venues s’installer sur les terres cultivables du Nord du pays. Le pays accueille aussi des coréens, des baltes, des polonais, des allemands, des tatares et des tchétchènes pendant son passé soviétique. Aujourd’hui indépendant depuis 1991, le pays dénombre une centaine de peuples sur son territoire. Sur les presque 19 millions d’habitants, 68,5 % sont kazakhs, 18,8 % sont russes. Les kazakhstanais sont majoritairement musulmans (70 %) avec une importante minorité d’orthodoxe. Par ce facteur ethnique, mais aussi et surtout pour ses ressources, le Kazakhstan est convoité par différentes grandes puissances.

Sa richesse, le Kazakhstan la doit grandement à celle de son sous-sol. Pétrole, Gaz, Charbon, Cuivre, Zinc, Uranium, Plomb et Or, s’y trouvent abondamment. Toutes ces ressources sont distribuées à ses voisins russes, ouzbeks et chinois mais aussi vers l’Europe. Seulement, à cause de son enclavement, le pays dépend du réseau russe pour exporter ses hydrocarbures. Pour se développer, le pays mise sur l’investissement étranger, notamment nord-américain. Son positionnement au carrefour de la Russie, de la Chine (qui a besoin du pays pour le projet des Nouvelles routes de la Soie), de l’Inde et de la Turquie en fait une importance stratégique mondiale.

Le Dessous des Cartes – Kazakhstan : un pont entre la Chine et l’Europe ? (2018)

Pourtant, le pays a su mener sa barque entre tous ces acteurs. Sa politique extérieure « multivectorielle » est ventée lors des 30 ans d’indépendance du pays, le 16 décembre 2021. Ses symboles nationaux cultivent cette voie particulière. Le drapeau Kazakhstanais, adopté en 1992, affiche un aigle des steppes avec les ailes déployés surplombé d’un soleil d’or à 32 branches sur un fond bleu turquoise, symbole du rôle majeur que veux jouer le pays dans l’espace eurasiatique. L’aigle représente également Genghis Kahn, rassembleur des peuples nomades et fondateur de l’empire mongol. Ce nomadisme se retrouve dans le nom du groupe ethnique majoritaire, Kazakh signifiant « homme libre », « vagabond ».

Si l’ouverture du pays à l’international est un succès, le régime politique reste autoritaire sous Nazarbaïev. Depuis l’indépendance, le système politique est « verrouillé ». Son clan monopolise les instances du pouvoir et les revenus des ressources du pays reviennent à une caste proche de lui. Selon un rapport de 2019 du cabinet d’audit KPMG, 162 personnes se partagent la moitié de la fortune du Kazakhstan. En plus d’un autoritarisme qui se manifeste par une restriction de la liberté de la presse, l’emprisonnement de certains leaders syndicaux ou opposants politiques et une justice peu indépendante, le pays développe un culte de la personnalité autour de Nazarbaïev. En 2010, le Parlement lui accorde le statut de Yelbasy, « leader de la nation à vie » en kazak, et la capitale est renommée selon son prénom en 2019, passant de Astana à Nour-soultan. La même année, Nazarbaeiv laisse son poste de président du pays à Kassym-Jomart Tokaïev, issu du même parti. Mais l’autocrate, nommé chef du Conseil de sécurité du Kazakhstan, conserve la présidence du parti au pouvoir (Nour-Otan) et avec elle son influence.

La guerre du trône

Pour plusieurs experts internationaux, russes indépendants et kazakhstanais modérés, la crise est « une combinaison d’une révolte du peuple et d’un conflit entre élites kazakhes ». Il semble en effet que le départ de feu était spontané mais que ces manifestations ont été utilisées par le clan Nazarbaeïev en réaction à l’ambition de Tokaïev qui se détache de plus en plus de sa réputation d’homme de paille et de président de transition. Selon des vérifications de CNN, le KNB, le service de renseignement avec une mission de sécurité intérieur, aurait encouragé l’inaction des policiers et militaires face aux manifestants. Son directeur, un proche de Nazarbaeiv, est renvoyé et mis en prison par Tokaïev . Mais ce n’est pas la fin du parricide. Le 5 janvier, le président remanie le gouvernement pour y placer des fidèles à la place des proches de Nazarbaeiv. Enfin, Tokaïev accuse Yelbasy d’être responsable des inégalités dans le pays et qu’ « Il est temps désormais de payer sa dette au peuple kazakh ».

Kassym-Jomart Tokaïev, président du Kazakhstan, au moment où il annonce qu’il a ordonné aux troupes de tirer à vue.

Le 18 janvier, l’ex-chef de l’Etat annonce, sur sa chaîne YouTube, sa retraite et se souhaite un « repos bien mérité ». Le transfert de pouvoir semble définitivement acté. Autre fait symbolique mais significatif, plus aucun politique n’appelle la ville de Noursoultan (anciènement Astana) par son nom officiel. On se contente d’un simple « la capitale ». Alors que les purges continuent dans les hauts gradés de l’Etat, notamment les gendres, un neveu et un petit fils de Nazarbaïev, faut-il enterrer son clan ? Difficile à dire mais l’élection à l’unanimité de Tokaïev à la présidence du quasi-unique parti Nour-Otan assoie encore plus sa domination.

Les conséquences géopolitiques

En appelant la Russie à l’aide, le Kazakhstan s’éloigne de son modèle multivectoriel, loué dans le récit national. Si les 2000 soldats ont bien quitté le pays, l’analyste Marie Dumoulin estime que « Moscou ne s’est pas retiré du Kazakhstan sans garanties ». Pour autant, Tokaïev n’est pas particulièrement pro-russe. Sa demande militaire n’est que pragmatisme. Parmi les autres pays avec qui le Kazakhstan est en bon terme, les USA étaient trop loin et l’alliance turcique (avec comme principale force de frappe la Turquie) n’est qu’au début de son projet. Cette incapacité turque c’est l’autre conclusion de la crise du Kazakhstan. Son influence régionale se retrouve limitée, au profit de la Russie.

Par le cosmodrome de Baïkonour, fondamental dans son projet spatial, les ressources en hydrocarbures ou tout simplement les 7000 kilomètres de frontière, les intérêts russes au Kazakhstan sont énormes. Grâce à sa rapidité d’exécution militaire, Moscou se place comme le garant de la sécurité de l’Eurasie postsoviétique et fait de l’OTSC une organisation opérationnelle. Pour autant, le Kazakhstan semble vouloir continuer son historique projet multivectoriel. En témoigne la nomination du proturc Askar Oumarov au Ministère de l’information. Reste que le vice premier-ministre est un russe ethnique, symbole de la transformation du pouvoir.

Rencontre entre Vladimir Poutine (gauche) et Noursoultan Nazarbaïev (droite), l’ancien président du Kazakhstan, en 2012.

La Chine, elle, épouse le discours d’une révolution manipulée par l’Occident et s’aligne sur le pouvoir kazakh. En tant qu’importants partenaires commerciaux, Kassym-Jomart Tokaïev s’affiche au côté de Xi Jinping au moment de la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin, alors que de nombreux dirigeants internationaux ont boycottés l’évènement. Le peuple, lui, voit d’un mauvais œil le rapprochement avec la Russie. La faute au récit national qui diabolise le russe comme un envahisseur et à la kazakisation du pays (En 1989, la proportion de kazakhs et de russes sont égales à 40 %. Son ratio est d’environ 70-20 aujourd’hui). De manière plus générale, si le visage du pouvoir a changé les revendications populaires d’égalité et d’avantage de démocratie ne risque pas de faiblir.

 

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