📋 Le contexte 📋
Le jugement majoritaire est un mode d’élection inventé par Rida Laraki et Michel Balinski, deux chercheurs français du CNRS. Ce système part du constat que l’élection présidentielle actuelle mesure mal les opinions des électeurs : ce dernier donne sa voix à un seul candidat alors qu’il a des opinions nuancées pour chacun d’entre eux. Pour y remédier, le jugement majoritaire propose d’évaluer les candidats par une mention (Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, À rejeter). Le vainqueur est celui qui a été le mieux évalué, soit celui dont la médiane (et non la moyenne !) des résultat est la plus haute. Ce mode de scrutin aurait changé le résultats de nombreuses élections, il favorise le candidat du consensus, celui qui est le moins rejeté. Expérimenté dans trois bureaux de vote à Orsay pour la présidentielle de 2007, le centriste François Bayrou y est sorti vainqueur devant Royal et Sarkozy.
En 1785, le mathématicien Nicolas de Condorcet présentait déjà les limites des systèmes de vote. Pour lui, le vainqueur, ou « vainqueur de Condorcet » doit être l’alternative préférée par une majorité à toutes les autres. Cependant, il existe des situations sans ce vainqueur. Lors d’un vote où chaque votant doit classer trois propositions (A, B, C) par ordre de préférence, il est possible qu’une majorité de votants préfère A à B, B à C, et C à A. On parle alors de « Paradoxe de Condorcet ». Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie en 1972, confirme mathématiquement ce paradoxe. Son « théorème d’impossibilité » montre qu’il n’existe pas de système simple pour faire correspondre des préférences individuelles en une hiérarchie cohérente des préférences collectives. Toutefois, cette théorie ne s’applique que sur des systèmes de classement, et non sur des jugements individuels des candidats. Le jugement majoritaire permet de dépasser cette difficulté.
Pour tous ces théoriciens, le principal problème du vote majoritaire est qu’il s’inscrit dans un système un votant, un candidat. Système qui aurait pour conséquence de privilégier le vote utile au vote idéologique et d’augmenter l’abstention en cas d’offre non satisfaisante pour l’électeur. Le jugement majoritaire corrigerait ces faiblesses du vote majoritaire. Si d’autres théoriciens reconnaissent les limites du système actuel, ils ne s’en remettent pas pour autant au jugement majoritaire. Ce mode de scrutin favorise le candidat du consensus, celui qui se trouve au centre de l’échiquier politique, ce qui semble injuste pour les plus extrêmes du spectre. D’autant que le système de médiane ne comptabilise pas l’intensité des votes contrairement à la moyenne qui se fait tirer par les extrêmes. Enfin, on reproche aussi un résultat peu clair et difficilement lisible par les électeurs. Quoi qu’il en soit, la Primaire populaire, le vote d’investiture initié par des militants, a choisi le jugement majoritaire comme mode de scrutin pour désigner leur candidat commun pour la gauche à l’élection présidentielle de 2022.
🕵 Le débat des experts 🕵
Le mode de scrutin présidentiel actuel est source de frustrations pour les électeurs avec de nombreux biais anti-démocratiques :
Du côté des électeurs :
- L’électeur est souvent contraint de « voter utile » : il ne choisit pas le candidat qu’il préfère, mais celui ou celle qui a le plus de chance de l’emporter ;
- L’électeur qui n’apprécie aucune candidature ne peut pas l’exprimer dans le cadre du scrutin, et se retrouve contraint au vote blanc (non comptabilisé) ou à l’abstention ;
- L’expression politique est étriquée. Le vote d’un électeur ne dit rien quant aux raisons qui l’ont amené à choisir un candidat : vote d’adhésion, vote barrage, vote stratégique.
Du côté des candidats :
- L’état de l’opinion est mal mesuré et peut aboutir, faute de désigner le vrai gagnant de la majorité, à des accidents démocratiques : le vrai choix de la majorité peut être vicié par la dispersion du nombre de voix dès lors que le nombre de candidatures augmente. Ce fait est scientifiquement démontré : c’est le paradoxe d’Arrow.
- La vie politique est bridée. Sachant cela, les partis politiques passent une énergie considérable à sélectionner leurs représentants, autant de temps perdu pour le débat d’idées.
L’offre politique se renouvelle très peu, les ténors des partis s’imposant quasiment systématiquement, soit par décision arbitraire, soit lors de primaires aux conséquences souvent désastreuses. Les nouvelles têtes se doivent d’attendre leur tour ou de faire sécession dans la réprobation générale ;
- Les résultats sont biaisés en faveur des candidats clivants. S’ils parviennent à rassembler une base suffisante d’électeurs pour se qualifier au second tour (autour de 20% aujourd’hui), ils peuvent remporter l’élection même s’ils sont rejetés par une majorité de l’électorat. Ces candidats clivants se retrouvent favorisés par rapport aux seconds choix des électeurs, potentiellement plus rassembleurs.
Le jugement majoritaire élimine tous ces défauts tout en préservant les fonctions essentielles du mode de scrutin présidentiel actuel :
- Les électeurs peuvent s’exprimer pleinement : ils peuvent donner leur avis positif ou négatif sur tous les candidats et avec nuance ;
- Le vote “utile” et le phénomène de division des voix disparaissent puisque l’on peut juger positivement plusieurs candidats ;
- Les votes « contre », “par défaut” ou “blanc” n’ont plus raison d’être, car il est possible de juger négativement tous les candidats, l’abstention s’en trouve réduite d’autant ;
- Le scrutin se déroule en un seul tour de vote : cela favorise la mobilisation électorale et c’est plus économique ;
- La possibilité de s’exprimer sur chaque candidat facilite le consensus, là où les méthodes de vote traditionnelles éliminent en général trop rapidement les seconds choix des votants.
- Une personnalité rejetée par la majorité de la population ne peut être élue.
Le jugement majoritaire a déjà été testé à grande échelle dans le cadre d’élections, de consultations ou de budgets participatifs. Il est facile à mettre en œuvre et apprécié des électeurs. Il vient améliorer un système de vote perfectible dans un contexte de défiance envers les institutions, il est donc souhaitable de le mettre en œuvre.
Les théoriciens ont identifié depuis les années 1950 comment pallier les « paradoxes » du vote. Il faudrait utiliser des systèmes d’évaluation additifs : on demande aux électeurs de noter chaque candidat sur une échelle numérique et on élit celui qui obtient la meilleure moyenne.
Le « jugement majoritaire » reprend l’idée d’évaluation, mais calcule des médianes plutôt que des moyennes. Ce point permet de présenter la méthode comme originale mais engendre beaucoup de confusion et, au niveau du résultat, son impact possible est difficile à comprendre. En effet, l’échelle d’évaluation large laisse croire que la méthode va tenir compte de l’intensité des préférences ou des rejets, comme le ferait une moyenne (un fort soutien pesant plus qu’un soutien mou, un fort rejet qu’une opinion faiblement négative).
Mais la médiane gomme justement cette intensité.
Par définition, le candidat élu par cette méthode est celui sur lequel 51% de la population peuvent s’accorder sur une opinion relativement élevée. Curieusement, cette manière de faire ne respecte ni le principe majoritaire (contrairement à ce que le vocabulaire utilisé fait entendre) ni l’intensité des préférences : entre Martine et Martin, le « jugement majoritaire » peut choisir Martin même si la plupart des électeurs ont bien indiqué sur leurs bulletins qu’ils préfèrent, et de beaucoup, Martine. L’idée de comparer des médianes s’avère finalement peu intuitive.
Il n’y a aucune raison de se laisser séduire par le jugement majoritaire alors même qu’existent des méthodes testées et éprouvées, simples et transparentes.
J’ai mentionné plus haut le vote par note. L’échelle de notation peut même être extrêmement courte : c’est le vote par approbation, où l’électeur indique simplement s’il soutient ou non chaque candidat. La plupart des théoriciens recommandent cette méthode. Si elle ne permet pas à l’électeur d’exprimer l’intensité de ses préférences, elle a le mérite de la simplicité et met le citoyen face à sa responsabilité d’approuver ou non chaque candidat. Dans les faits, elle tend à élire des candidats consensuels, propriété remarquable qui a récemment convaincu certaines villes américaines (Fargo, Saint Louis) de l’utiliser pour leurs élections officielles.
Autre possibilité sérieuse : le vote unique transférable, pratiqué à la satisfaction générale dans différents pays (en Europe : Irlande et Malte). Un peu moins simple que le vote par approbation, ce système par classement résout lui aussi plusieurs problèmes des systèmes uninominaux, liés notamment à la dispersion des voix. Il a de plus l’avantage de se généraliser au cas des élections législatives pour concilier représentation proportionnelle et vote sur les candidats (pas de listes bloquées). Plusieurs provinces canadiennes ont réuni des conventions citoyennes sur la réforme électorale. Elles ont proposé des variantes de ce système.