Décryptage d’un concept : Le social-libéralisme, un hybride asymétrique

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, quatre partis de gauche font bannière commune au sein de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) pour les législatives des 12 et 19 juin. Une alliance avec toute la gauche ? Dans un communiqué, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) explique son absence dans l’union par la présence du Parti Socialiste (PS) jugé trop social-libéral. Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Avez-vous déjà entendu, au cours d’une conversation politique lors d’une soirée, « Je suis socialement de gauche et économiquement de droite » ? Cette formule, initialement prononcée par Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, n’est pas qu’une façon de fuir la conversation. Elle semble aussi désigner la réalité d’un camp politique : le social-libéralisme.

Le social-libéralisme, un oxymore ?

À première vue, l’association des deux notions semble contradictoire. Pourquoi oppose-t-on libéralisme et socialisme ? Dans l’émission Le Pourquoi du comment de France Culture, le philosophe Frédéric Worms définit le socialisme comme une vision d’une humanité collective qui atteindrait son summum ensemble. Au nom de cet idéal social, le politique s’autorise à intervenir dans notre vie individuelle, par des impôts par exemple. Le libéralisme, au nom de la liberté individuelle, refuse ou souhaite limiter au maximum cette intervention.

Cependant il s’agit là de deux extrêmes, c’est le degré entre ces deux notions qui va définir le type de politique que l’on mène. Comment se place le social-libéralisme sur ce spectre ? On reste dans les définitions, car pour bien comprendre le social-libéralisme il faut mentionner la social-démocratie. Cette dernière est un courant socialiste non marxiste qui privilégie le dialogue, les compromis plutôt que les luttes sociales pour réformer la société. Elle est majoritairement présente dans les systèmes parlementaires comme les pays germaniques et scandinaves mais le parti socialiste français est celui qui s’en rapproche le plus dans l’hexagone. François Hollande et Anne Hidalgo se réclament, tous les deux, de la social-démocratie.

Le social-libéralisme est donc « une forme hybride née de la connexion d’éléments issus d’une partie de la pensée libérale – le néo-libéralisme ­ avec d’autres issus d’une partie de la pensée de la social-démocratie » pour Thibaut Rioufreyt, maitre de conférences en sciences politiques. Ce courant a intégré les thèses du néo-libéralisme comme l’économie de marché, une limitation de l’Etat et ses pouvoirs mais surtout il abandonne toute perspective anticapitaliste. Pour autant, le social-libéralisme conserve des idéaux de justice sociale.

Une troisième voie

En tant que doctrine philosophique, on retrouve les racines du social-libéralisme au XIXe siècle. Pourtant, comme le souligne Thibaut Rioufreyt, ce concept est « acéphale », il n’a pas eu un grand auteur pour le théoriser en profondeur mais plusieurs contributeurs différents. Le britannique John Stuart Mill (1806-1873), en tant que théoricien de l’utilitarisme, est l’un d’entre eux. L’utilitarisme est une doctrine qui prescrit d’agir en fonction de la maximisation du bien-être collectif. La redistribution des revenus par l’impôt serait une façon de l’atteindre.

Mais le gros succès du social-libéralisme réside dans sa position de l’entre-deux. Lors de la guerre froide, de nombreux pays souhaitent suivre leur propre chemin et sortir du dualisme capitalisme-socialisme. Ce mythe de la « troisième voie » porte différents noms, le plus connu étant le « socialisme à visage humain » tchécoslovaque réprimé par les chars russes en 1968.

 Le Premier ministre britannique Tony Blair (à gauche) avec le président américain Bill Clinton (à droite) au Conseil de sécurité des Nations Unies en 2000.

Trois figures politiques occidentales ont particulièrement bien représenté le social-libéralisme. Dans le monde anglo-saxon, on peut citer Bill Clinton, président démocrate des Etats-Unis de 1993 à 2001, mais surtout Tony Blair. Après des années d’échecs électoraux, le Labour – le parti traditionnel de la gauche britannique – se tourne vers l’économie de marché au point de modifier sa constitution. Cette période du New Labour, ou du blairisme, est souvent mise en lien avec le bilan du chancelier allemand Gerhard Schröder de 1998 à 2005. Président du SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne), c’est sous son mandat que les réformes Hartz de flexibilisation du marché du travail voient le jour. Pour limiter le chômage, ces réformes facilitent le licenciement. L’idée étant que plus il est facile de licencier, plus il est facile d’embaucher.

Le cas français, entre épouvantail et réalité

En France, contrairement au monde anglo-saxon, aucun politique ne se réclame explicitement de l’étiquette social-libérale. L’appellation, qui apparaît dans les années 1990 dans l’hexagone, est surtout utilisée pour attaquer et décrédibiliser un adversaire qui ne serait pas assez à gauche. C’est « un objet plus politique que théorique » résume Thibaut Rioufreyt. En rhétorique, on parle du sophisme de l’épouvantail lorsque la position de l’adversaire est présentée de façon exagérée. On peut considérer que c’est le cas quand le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) refuse de rejoindre l’alliance de la gauche pour les élections législatives sous prétexte du virage social-libéral pris par le parti socialiste. Ce vocable fait appel à l’imaginaire du social-traître, une gauche qui trahirait les intérêts de la classe ouvrière qu’elle prétend représenter.

Le social-libéralisme n’est qu’une des variantes de la droite, l’indifférence sociale avec un mince filet de sécurité pour se donner bonne conscience. La social-démocratie n’a jamais été la réduction des droits des salariés ou la préférence donnée aux premiers de cordée du CAC 40.

Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, à propos de la Nupes dans une interview accordée à L’Humanité, publiée le 22 mai 2022.

Au sein du PS, seules certaines personnalités s’assument comme « social-libérales ». Admirateur de Tony Blair, Jean-Marie Bockel s’était réclamé de cette lignée lors du congrès du Mans de 2005. Cette réunion, qui avait pour but de fixer la ligne générale du parti, a vu la victoire de François Hollande à 53,6 % des suffrages (0,7 % pour Jean-Marie Bockel). Deux ans plus tard et après 34 ans passés dans le camp socialiste, il fonde La Gauche moderne (LGM) qui s’inscrit dans la majorité présidentielle durant le mandat de Nicolas Sarkozy avec une ligne social-libéral assumée. Il sera trois fois secrétaire d’État dans son gouvernement. Depuis 2017, le parti est inactif.

Sans pour autant assumer clairement cette position, il est clair qu’il existe et a existé, au sein du PS, une aile assez proche des idées du social-libéralisme. Dans son livre De l’audace : entretiens avec Laurent Joffrin (2008), Bertrand Delanoë, maire de Paris de 2001 à 2014, se proclame « socialiste et libéral » mais surtout pas « social-libéral ». Proche des milieux d’affaires, l’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI) Dominique Strauss-Kahn est aussi cité dans les sociaux-libéraux par les experts. Manuel Valls, lui aussi admirateur de Tony Blair, a aussi été associé au social-libéralisme en son temps. Tout particulièrement au moment de son deuxième gouvernement avec un certain Emmanuel Macron en ministre de l’économie.

Un nouveau socialisme ?

Quelle nuance peut-on voir entre le social-libéralisme et le néolibéralisme ? Pour le politologue Keith Dixon, Tony Blair se place en « digne héritier » de Margaret Thatcher sur sa gestion du chômage au Royaume-Uni et sur la culpabilisation des sans-emplois. Faut-il considérer que le social-libéralisme est un néolibéralisme qui ne s’assume pas et qui cherche à se donner une « bonne conscience sociale » ou est-il une simple conversion des socialistes au néolibéralisme ? Pour Thibaut Rioufreyt, la réponse est deux fois non. Ce n’est pas un « libéralisme honteux » car le social-libéralisme se dit favorable à l’intervention de l’État et à la limitation du marché.

Cependant, cette image du néo-libéralisme comme « projet de retrait de l’État, voire un anti-étatisme et le refus de toute politique sociale » est erronée. Ainsi, le néo-libéralisme contre lequel le social-libéralisme se distingue « est très largement fictif ». Alors ? Kif-kif bourricot ? Les deux courants partagent bien l’idée d’un marché qui peut-être corrigé et l’aide aux plus démunis mais « la finalité diffère ». Les sociaux-libéraux souhaitent l’égalité des chances, et non des résultats, comme une fin là où les néo-libéraux voient « la politique sociale comme un simple moyen de soutenir le marché ».

Comme en témoigne le nom du parti social-libéral fondé par Jean-Marie Bockel, La Gauche moderne, il y a dans cette transformation l’idée d’une évolution de la social-démocratie comme « adaptée au monde contemporain ». On peut alors parler d’un post-socialisme qui abandonne toute volonté de transformation et de régulation du capitalisme. Ce mariage est-il vraiment contre nature ? Pour la philosophe Monique Canto-Sperber, le socialisme s’est progressivement « libéralisé » au fil de son histoire – par l’intériorisation d’un réalisme dans l’utopie sociale, une reconnaissance du marché, de la liberté individuelle et du consensus – tout comme le libéralisme s’est « socialisé ». Mais s’il est hybride, le social-libéralisme est un « hybride asymétrique », selon l’expression de Thibaut Rioufreyt, avec une dimension néo-libérale dominante. 

Alors la prochaine fois que vous entendez la fameuse formule « socialement de gauche et économiquement de droite » vous pouvez répondre à cette personne qu’elle est social-libérale. Est-elle pour autant de gauche ? C’est une autre question, mais le NPA ne les laisserait pas rentrer dans une union pour les législatives.

 

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