LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU
Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…
Depuis le mois de septembre, une lanceuse d’alerte a alerté des failles présentes au sein du groupe Facebook. Des documents confidentiels ont été remis aux médias, faisant émerger de nouveaux débats concernant le rôle du géant américain dans la vie sociale des utilisateurs, sa responsabilité dans la propagation de contenus haineux ou encore son inaction face aux problèmes soulevés par des enquêtes internes. On décrypte aujourd’hui ce qui se cache derrière les “Facebook Files” !
C’est quoi, les Facebook Files ?
Tout commence le 13 septembre, lors de révélations faites par le Wall Street Journal. Elles concernent le géant américain Facebook et ses filiales (Instagram, Whatsapp) et proviennent de Frances Haugen, une ancienne cheffe de produit ayant remis des documents confidentiels du groupe au média. Ces derniers en ont extrait une série d’enquêtes, intitulée les “Facebook Files”, qui a été confiée à des élus américains engagés dans la régulation des GAFAM, mais aussi à 5 procureurs généraux, à la SEC (Securities and Exchange Commission, l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers). Frances Haugen a déposé 8 plaintes contre Facebook en affirmant que les déclarations des dirigeants sont en contradiction avec les informations révélées par ces documents. Selon la loi américaine, une entreprise cotée ne peut cacher des informations à ses actionnaires. L’ex employée a témoigné pour la première fois en révélant son identité le 31 septembre sur la chaîne CBS, dans l’émission “60 minutes”.
Le 5 octobre, elle a été entendue lors d’une audition parlementaire. Son but ? démontrer que Facebook est conscient des dangers provoqués par ses applications, sans pour autant tenter de corriger cela. Elle déclare : “J’ai pris l’initiative (de témoigner) parce que j’ai réalisé une vérité effrayante : presque personne en dehors de Facebook ne connaît ce qui se passe à l’intérieur de Facebook. La direction de la compagnie cache des informations vitales au public, au gouvernement américain, à ses actionnaires et aux gouvernements du monde entier.”
Quelles sont les accusations ?
Frances Haugen a expliqué qu’en 2018, il y a eu une réforme des algorithmes dans le tri des contenus du fil d’actualité, pour favoriser l’engagement et les fréquentations du réseau. L’algorithme a renforcé les interactions avec les personnes connues par les utilisateurs plutôt qu’avec les pages les plus “likées”, cela a conduit à encourager les contenus complotistes ou d’extrême-droite, ces derniers étant plus partagés par des comptes personnels. Il existe chez Facebook une cellule “integrity”, chargée de limiter les partages de contenus venant d’amis d’amis… Mais la modération est faite de façon aléatoire, ce qui continuerait à privilégier l’engagement. Frances Haugen en donne la raison : “Facebook a réalisé que s’il modifiait l’algorithme pour que le réseau soit plus sûr, les gens allaient rester moins longtemps sur l’application, allaient moins cliquer sur les publicités, et qu’il gagnerait donc moins d’argent”.
En 2020, Frances Haugen a été chargée, dans le cadre d’une mission de groupe, de s’assurer que Facebook ne soit pas un lieu de manipulation et de désinformation à l’occasion de la présidentielle américaine de 2020. Elle s’est aperçue que le groupe était capable de corriger les algorithmes pour éviter la propagation de désinformation, mais elle a aussi constaté les faibles moyens humains accordés à corriger ces dérives. Un mois après l’élection présidentielle, Facebook a supprimé cette cellule afin de remettre en place ses anciens algorithmes. Cette dissolution viendrait de la motivation de “donner la priorité à la croissance plutôt qu’à la sûreté” selon la lanceuse d’alerte. Elle explique l’avoir vécu comme “une trahison de la démocratie”. Après la suppression des filtres, et alors que Donald Trump et ses partisans contestaient la défaite, une augmentation de la fréquentation de la plateforme a été constatée. Les internautes ont pu préparer le rassemblement du 6 janvier à Washington, qui a mené à l’intrusion au Capitole. Facebook est d’ailleurs actuellement interrogé par le Congrès à propos de son rôle dans la prise d’assaut. Le vice-président du groupe, Nick Clegg a déclaré lors d’un entretien sur CNN que la responsabilité n’appartient pas à Facebook, mais “aux personnes qui ont infligé les violences et à ceux qui les ont encouragées, dont le président (Donald) Trump”.
Parmi les documents se trouve aussi la preuve que Facebook est conscient de l’impact négatif de sa filiale Instagram sur ses utilisateurs. Une enquête menée par le groupe lui-même indique que 32 % des adolescentes déclarent que leurs complexes sont amplifiés par la plateforme. Cette révélation a changé la donne alors qu’une version pour enfants d’Instagram était en cours de développement. Facebook a par la suite annoncé la suspension du projet. Frances Haugen se montre dubitative face à cette décision, ne voyant pas Facebook renoncer : “Ils doivent s’assurer que la prochaine génération est tout aussi investie dans Instagram que celle d’aujourd’hui”.
S’ajoutent à cela des révélations sur le manque de modération pour les contenus relatifs à des cartels de drogue, particulièrement au Mexique (sur le réseau se trouveraient des annonces de recherche pour des tueurs à gages). Ces contenus proviennent essentiellement de l’extérieur des États-Unis, or les modérateurs de Facebook n’accorderaient que 12% à 13% de leur temps sur des contenus hors États-Unis. Problème : les utilisateurs de Facebook sont à 90% en dehors des États-Unis.
Et Facebook, de son côté ?
Facebook tente tant bien que mal de contenir la polémique. Monika Bickert, responsable des politiques de contenus du réseau social chez Facebook, a déclaré concernant l’impact d’Instagram sur ses utilisateurs : “Si nous étions une société qui ne se préoccupe pas de sûreté, qui donne la priorité aux bénéfices, nous ne ferions pas ce genre de recherches”.
Mark Zuckerberg, de son côté, a pris la parole à travers une longue publication sur sa page Facebook : “Au cœur de ces accusations réside l’idée que nous privilégions les profits plutôt que la sécurité et le bien-être. Ce n’est tout simplement pas vrai […] L’argument selon lequel nous mettons délibérément en avant du contenu qui rend les gens en colère, pour des profits, est complètement illogique. Nous faisons de l’argent avec les publicités, et les annonceurs nous disent sans arrêt qu’ils ne veulent pas leurs publicités au côté de contenus nuisibles ou véhéments. Et je ne connais aucune compagnie technologique qui se fixe de développer des produits rendant les gens en colère ou déprimés”. Concernant l’influence toxique des réseaux sociaux du groupe sur les adolescents, il déclare: “Si nous voulions ignorer la recherche, pourquoi créerions-nous un programme d’études de pointe pour comprendre ces problèmes importants ? Si nous ne nous étions pas souciés de lutter contre les contenus préjudiciables, pourquoi embaucherions-nous autant de personnes qui s’y consacrent ?”
Au cours de son audition, l’ancienne employée a explicitement visé le patron du groupe : “Il n’y a pas d’entreprise aussi puissante qui soit contrôlée de manière aussi unilatérale. Donc au final, la responsabilité revient à Mark Zuckerberg. Et il ne rend de comptes à personne. Il est, dans les faits, le concepteur en chef des algorithmes”. Cependant, Frances Haugen a tenu à préciser que ”personne n’est malveillant chez Facebook” et qu’elle ne souhaite pas le démantèlement du groupe.
Quelles mesures vont être prises ?
La lanceuse d’alerte réclame plus de transparence et de partage d’information, elle propose la création un régulateur dédié aux géants d’Internet, qui pourrait appréhender la complexité des plates-formes. Le soir du 5 octobre, la sénatrice Kirsten Gillibrand a communiqué sur Twitter à ce sujet, affirmant elle aussi qu’“Il est temps de créer une agence de protection des données et de forcer (les géants de la tech) à rendre des comptes”. Les sénateurs ont, de leur côté, promis que Le Congrès allait agir, et que la plateforme serait mieux régulée.
Après le Sénat américain le 5 octobre, et les députés britanniques le 25 octobre, Frances Haugen a participé à l’ouverture du Web Summit de Lisbonne le 1er novembre, puis elle a témoigné devant la commission du parlement européen le 8 novembre. Elle a ensuite été auditionnée le 10 novembre à Paris, à l’Assemblée nationale. L’audience a été guidée par des questions des députés de la commission des Affaires économiques et de la commission des Lois. L’objectif était d’élaborer une proposition de loi consacrée à la protection des lanceurs d’alerte. Cette proposition a été portée par des députés des trois groupes, LREM, MoDem et Agir. Le président de la commission des Affaires économiques, Roland Lescure, a déclaré à propos des lanceurs d’alerte : ”Nous devons être vigilants et à l’écoute des lanceurs d’alertes. Leur mission est de nous interpeller, celle des députés est de comprendre l’éclairage qu’ils apportent pour pousser à prendre des décisions qui pourraient s’imposer”. Une affaire à suivre, donc !
Sources :
- La lanceuse d’alerte de Facebook sort de l’ombre, par Chloé Woitier, Le Figaro, 04/10/2021
- Mark Zuckerberg assure que Facebook ne favorise pas les profits aux dépens de la sécurité, Le Monde, 06/10/2021
- Facebook de plus en plus fragilisé par les révélations d’une lanceuse d’alerte, par Julien Baldacchino, France Inter, 01/10/2021
- Facebook : poussé par une lanceuse d’alerte, le Congrès promet une meilleure régulation, par Le Parisien avec AFP, 5/10/2021
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