Philosophie : Peut-on être soi sans les autres ?

📋  Le contexte  📋

Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !

Aujourd’hui, l’expression « être soi-même » connaît une popularité croissante à travers l’essor du développement personnel.

En psychologie, le soi correspond à ce que nous voulons signifier en disant « je », et se construit socialement sous l’influence d’autrui.

Le terme être soi étudié sous un angle philosophique renvoie aux concepts de conscience et d’identité et questionne l’existence d’une dimension de chacun.e qui existerait indépendamment de l’exposition à autrui.

Les confinements et autres couvre-feux ont isolé bon nombre d’entre nous depuis mars 2020, permettant à certains d’explorer ce sujet par expérimentation.

Source: Encyclopedia Universalis

Autrui est un concept récent en philosophie.

Jusqu’à Hegel, la question de l’altérité n’avait pas droit de cité, le solipsisme (seul le sujet existait) prévalait encore chez Descartes et les philosophes classiques.

Le terme autrui met en tension deux notions qui coexistent : la différence entre soi-même et les autres, et la similitude de ces deux entités appartenant à la condition humaine.

Source : la-philosophie.com

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Le « Pour »
Stéphane Geny
Mastérien en philosophie et religions ENS-PSL
Se découvrir dans la solitude

Supposons que l’on ne soit soi seulement sans les autres. Cette hypothèse semble être  contre-intuitive pourtant quand l’on est avec autrui on porte un masque, nommé persona par Jung, 1 qui est l’interface artificielle que l’on constitue pour faire face au monde. Alors, retirer ce masque  suppose que l’on soit hors du monde, seul.  

Il est certain que dans une société on est entouré par des quidams divers et variés s’obligeant  mutuellement à revêtir ce masque protecteur. Cependant, cette protection ne se fait qu’au prix d’une  mascarade, on doit se cacher et dissimuler qui l’on est profondément derrière une essence immobile.  On est « étudiant », « femme » ou « homme », ces mots ne sont que des prédicats immobiles qui  caricaturent les manières d’être ; ces derniers sont imposés par autrui pour une raison juste et  pratique : on peut désigner et reconnaître.  

Toutefois, on est vivant donc jamais immobile : on déborde toujours des caractéristiques qui  sont données. Je suis autre chose que la manière dont on me désigne, le langage est « universel » dit  Hegel dans « La Certitude sensible » dans la Phénoménologie de l’esprit, ce qui signifie que très  vite le langage atteint sa limite et ne touche jamais complètement ce qu’il désigne et assigne. Ce que  l’on est en soi est indescriptible et personne ne peut le dire.  

Si être soi n’est pas de l’ordre du langage, il est peut-être de l’ordre de la sensation, de  l’intime. C’est ainsi que l’on peut rapprocher cela de l’expérience cartésienne des Méditations . 2 Même si Descartes décrit ses méditations, il les vit, les sent, les subit : il en fait l’expérience  profonde. Selon lui, pour être soi, se connaître comme objet, il faut être seul, se débarrasser de tout  ce que l’on a appris. Le doute radical et le solipsisme total sont nécessaires, mais temporaires, pour  découvrir que « je suis, j’existe », il s’agit de l’expérience première : la simplicité de l’être et de  l’existence. 

C’est seul que l’on découvre, comme Descartes, que la complexité des idées de Dieu, telle  l’infini, est en moi. La vérité de ma complexité loge dans la solitude. Être soi se découvre et se bâtit  dans une expérience intime qui doit être première, expérience qui permet par la suite de se créer un masque pour se cacher d’autrui.  

Toutefois, on peut ôter le masque, mais il faut avoir en amont tracé son chemin seul, face à  soi-même, sans fuir sa vérité pour savoir ce que l’on peut attendre d’autrui, offrir et refuser. Peut être était-ce l’une des leçons du confinement.  

Références : 

1 Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par Aniéla Jaffé

2 Descartes, Méditations métaphysiques 

Le « Contre »
Camille Braune
Étudiante en Master 2 de Philosophie contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Construction et reconstruction de l’identité par l’altérité

« Les hommes n’ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d’être-là à la façon des choses, ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience de soi, comme élevés au-dessus de la vie purement animale, et cette passion pour se faire reconnaître exige à son tour la reconnaissance de l’autre conscience de soi » écrit Jean Hyppolite dans Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel

Être soi, sans la reconnaissance d’autrui, est-ce réellement possible ? N’est-ce pas précisément autrui qui nous apporte la reconnaissance de nous-mêmes et fait naître, ou advenir perpétuellement, notre « soi » ? 

À ses débuts, Simone de Beauvoir rejoint la position de Jean-Paul Sartre pour qui il est difficile pour l’homme de se désengluer de son rapport à l’autre. Le regard de l’autre vient toujours dérober mon monde ; l’autre arrive comme un voleur, en me destituant de ma souveraineté solitaire sur mon monde. Jean-Paul Sartre définit l’individu comme un « projet » : nous nous jetons perpétuellement en avant de nous-mêmes vers l’avenir. Mais dans ce jaillissement permanent, notre « je » est menacé par la présence et le surgissement d’autrui dans le monde. 

Affirmer que l’on ne peut être soi sans les autres, revient-il à faire le parti pris de la dépendance ? Nietzsche envisage en ce sens la reconnaissance comme un désir d’esclave. Désirer la reconnaissance d’autrui, pour exister, serait donner à l’autre notre liberté. C’est ce que met en scène Jean-Paul Sartre dans sa pièce Huis-clos

Mais il nous faut dépasser l’idée d’aliénation de notre liberté à la volonté d’autrui, et envisager différemment l’altérité dans son rapport à l’identité. Dans son ouvrage L’individu et sa genèse physico-biologique, Gilbert Simondon met l’individu en dialectique avec la multiplicité qui l’entoure. Il redéfinit l’être par le nouage du singulier et du commun. Le philosophe pense le concept « d’individuation » comme le fait que l’individu n’est jamais un « soi » fermé et fini, non-dynamique. Le processus « d’individuation » de l’être permet à ce dernier d’élargir ses puissances d’agir parce qu’il refuse au « soi » l’enfermement dans une identité. Autrui entre dans le mouvement de ma singularité, travaille mes contradictions, rénove mes capacités, oriente mes possibles, me redispose. Les altérités que le processus « d’individuation » permet de s’approprier sont un assujettissement, et en même temps une libération. Paradoxalement donc, l’émancipation et la construction d’une identité se font par l’appropriation et l’incorporation d’une altérité. 

Références :

1 Hyppolite Jean, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier-Montaigne, 1946, pages 163-164

2 La pièce met en scène le personnage de Garcin, complètement aliéné dans son désir de reconnaissance, un désir éternellement insatisfait. 

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