Faut-il en finir avec la présomption d’innocence ?

📋  Le contexte  📋

Le principe de précaution consiste à établir des mesures préventives pour devancer de potentiels dangers sur l’environnement ou la santé. Instaurée en 1992 lors du Sommet de Rio pour la protection de l’environnement, cette disposition apparait en France en 1995 par la loi Barnier et va s’étendre rapidement dans différents domaines juridiques, notamment dans la justice pénale, sans pour autant avoir de cadre légal.  Cette extension repose sur l’évolution des considérations sociales et éthiques que connaît notre société. Ce principe définit alors le comportement à adopter, par les administrations par exemple, face aux agissements d’un individu et se lie au droit à la sécurité. Avec lui, l’incertitude, qui en droit pénal est à l’avantage de l’accusé, devient au profit de la victime en inversant le droit de preuve.  Dans le cas d’affaires de violences sexuelles, qui n’ont pas été encore jugées, le principe de précaution est régulièrement évoqué avec une critique du traitement judiciaire. On demande alors de prendre des mesures de précaution comme la mise à l’écart d’un employé accusé ou sa démission. Il rentre alors en contradiction avec la présomption d’innocence qui selon l’avocate Oona Ah-Thion, “fait l’objet de critiques dans ses fondements même”. 

La présomption d’innocence est la colonne vertébrale de la justice pénale et un des fondements de l’État de droit. Selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle soit déclarée coupable. En France, l’article 9-1 du code civil fixe ce principe.  Comme le disait le philosophe Cesare Beccaria, “Un homme ne peut être regardé comme un criminel avant la sentence du juge”. De fait, la présomption d’innocence découle du principe de légalité, qui assure la sécurité juridique et protège la certitude en offrant un cadre juridique à l’incertitude. Sa critique s’accompagnerait d’une remise en cause du système judiciaire en lui-même.  Les militantes féministes déplorent régulièrement son incapacité à s’adapter aux affaires de violences sexuelles du fait que ces crimes ou délits sont souvent sans témoins et sans preuves. Ces affaires judiciaires deviennent un affrontement de parole contre parole et prouver la culpabilité des accusés reste difficile.

Ces concepts s’affrontent régulièrement autour d’affaires de violences sexuelles, surtout depuis le mouvement #Metoo. Le débat a ressurgi lors de la polémique autour d’un étudiant de médecine accusé de quatre agressions sexuelles et d’un viol. Le collectif Action féministe Tours avait dénoncé son transfert à la fac de Limoges et son intégration en stage de gynécologie, malgré son placement sous contrôle judiciaire.  Plus récemment, certaines nominations d’hommes politiques au gouvernement ont fait revenir le débat dans les médias. Notamment celle d’Eric Coquerel comme nouveau président de la commission des finances et de Chrysoula Zacharopoulou en tant que Secrétaire d’État. Mais aussi celle de Damien Abad comme ministre des Solidarités et de Gérald Darmanin, qui reprend son poste de ministre de l’Intérieur. Le combat entre principe de précaution et présomption d’innocence divise alors la classe politique et les électeurs. Un débat qui intervient au moment où le président se dit favorable à un fichage administratif des délinquants sexuels. Alors qu’il proclamait l’importance de la présomption d’innocence, il ne sera plus nécessaire d’être condamné pour être inscrit dans ce fichier.

🕵  Le débat des experts  🕵

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Le « Pour »

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Apolline Sauvage
Vice présidente de l’association Les Salopettes de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon
L’inaction n’est pas une option

Généralement, une phrase vient immédiatement contredire la réalité de l’ampleur des violences sexuelles et sexistes : ladite présomption d’innocence. Cela étant, au sujet des viols et des agressions sexuelles, l’injonction à la présomption d’innocence agit de manière perverse puisqu’elle sous-entend que les personnes qui portent plainte seraient toutes potentiellement des menteuses. Nous ne voyons jamais autant l’opinion publique se déchaîner sur les supposées victimes que quand il s’agit de viol ou d’agression sexuelle. A notre sens, cela n’a rien d’anodin, bien qu’on sache désormais que moins de 2% des plaintes déposées pour viol sont fausses. 

Moins de 1% des hommes suspectés de viol sont condamnés

A l’inverse, moins de 1% des hommes suspectés de viol sont condamnés. Porter plainte pour viol ou agression reste extrêmement difficile en France, au vu de l’accueil de certains commissariats ou de la peur qu’ont les femmes de subir certaines représailles. Les victimes sont souvent accusées de diffamation, de mensonge et de « ruiner » la réputation de celui qu’elles accusent. Doit-on conclure que l’honneur d’un homme demeure actuellement plus important que la justice, quand bien même un homme serait accusé par plusieurs femmes ?  Par ailleurs, imaginez que la personne qui vous a agressé•e sexuellement se trouve dans votre établissement, qu’il soit votre collègue et que vous soyez contraint•es de le croiser tous les jours. Imaginez encore que plusieurs de vos collègues soient aussi les victimes et que, malgré vos témoignages, l’agresseur reste impuni. Ce scénario est, en fait, la réalité de nombreuses personnes en France. Par exemple, selon la dernière enquête de l’Observatoire étudiant des violences sexistes et sexuelles dans l’Enseignement Supérieur une étudiante sur vingt a été victime de viol pendant ses études et une étudiante sur dix a été victime d’agression sexuelle. En 2021, près de 15% de ces étudiant•es ont été agressé•es sexuellement. 

Souiller le principe de précaution revient à écraser chaque future victime

Ainsi, il nous semble plus juste de respecter le principe de précaution que la présomption d’innocence. Souiller le principe de précaution revient à écraser chaque future victime, car l’idée que sa prise de parole vaut moins que le confort et la réputation de son supposé agresseur nourrit la culture du viol. Protéger un étudiant parce qu’il est en médecine ou protéger un homme politique parce qu’il est haut placé que sa carrière serait ruinée, c’est piétiner de votre mépris les victimes, leur souffrance et les difficultés qu’elles rencontreront pour se reconstruire après leur agression. L’ampleur des violences sexistes et sexuelles est souvent dangereusement sous-estimées, il est du devoir des pouvoirs politiques et aux institutions d’aider toutes les victimes et de lutter activement par des mesures fortes contre ces violences. 


Observatoire étudiant des violences sexuelles et sexistes dans l’enseignement supérieur
Non, par définition, le principe de précaution ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence

En réalité, c’est tout le contraire : le principe de précaution permet de pallier les limites de la présomption d’innocence. Loin d’être un outil du tribunal populaire, le principe de précaution est une notion juridique concrète au même titre
que la présomption d’innocence. Il permet la mise en place de mesures provisoires et proportionnées afin de prévenir la réalisation d’un potentiel dommage et de protéger rapidement les victimes présumées, par exemple en éloignant la personne accusée le temps de l’enquête. Autrement dit, il permet d’éviter qu’une personne mise en cause puisse faire d’autres victimes, notamment avant un jugement qui met généralement plusieurs années avant d’être rendu.

Finalement, le principe de précaution revient à dire : “dans le doute et en attendant, on protège.” Nous viendrait-il à l’esprit de laisser une personne accusée de pédo-criminalité continuer à travailler avec des enfants, quand on sait qu’un procès peut prendre jusqu’à 5 ans ? Non. Alors pourquoi laissons-nous un étudiant mis en examen pour viol et plusieurs agressions sexuelles poursuivre ses études par un stage en gynécologie comme à l’université de Tours ?

Une étudiante sur 20 est victime de viol

Dans un pays où 94 000 femmes sont victimes de viols chaque année (enquête CVS, Ministère de l’Intérieur, 2018), où une étudiante sur 20 est victime de viol (Enquête Paroles étudiantes, OEVSSES, 2020), pourquoi ne reconnaît-on pas le risque élevé d’exposition aux violences sexuelles ? Et si on le reconnaît, pourquoi l’application du principe de précaution dérange-t-elle autant ?

Si on prend l’exemple de l’enseignement supérieur, ce principe découle du devoir des établissements d’assurer une scolarité sereine et sans violence pour tou·tes, et donc de protéger leurs étudiant·es. Pour ce faire, les établissements disposent d’un outil : la procédure disciplinaire. Cette dernière permet de sanctionner un élève ayant commis un acte grave et en vertu du principe de précaution, elle permet la mise en place de mesures conservatoires.

Protéger d’autres potentielles futures victimes

Ces mesures prises par le conseil de discipline sont délimitées dans le temps. Elles peuvent se traduire par l’interdiction de l’accès au bâtiment à la personne accusée pour que la victime présumée puisse continuer d’aller en cours le temps du jugement et pour protéger d’autres potentielles futures victimes. Le Ministère de l’Enseignement supérieur est très clair à ce sujet : il précise dans une circulaire de 2014 que la “décision du conseil de discipline ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence”.

Ce qui s’applique à l’enseignement supérieur s’applique plus largement au monde professionnel. Dans le droit du travail, des mesures conservatoires sont également utilisées par l’employeur (par exemple sous la forme d’une mise à pied).

Code de l’éducation, code du travail, code général de la fonction publique : le droit est clair, le principe de précaution existe et ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence. Ce principe est inscrit dans la loi, que nul·le n’est censé·e ignorer. Il est grand temps de l’appliquer.

Le « Contre »

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Camille Di Tella
Avocat au Barreau de Paris
Le principe de précaution a vocation à protéger les victimes mais il faut veiller à ce qu’il n’en crée pas d’autres

La libération de la parole a permis l’augmentation des dépôts de plaintes pour viol, agression sexuelle et harcèlement sexuel notamment pour des faits très anciens. Aucune sphère de notre société n’est aujourd’hui épargnée : le monde artistique, sportif, médiatique, médical et même politique. Si le principe de la présomption d’innocence est inscrit dans le marbre en droit français depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, il n’en reste pas moins qu’il suscite de nombreux débats encore aujourd’hui. Dès lors qu’une personne est suspectée d’avoir commis des faits de nature délictuelle ou criminelle, est-il opportun de la mettre immédiatement au ban de la société ou doit-on considérer que l’absence de certitude impose d’attendre qu’une décision de justice soit rendue avant d’en tirer des conclusions ?

Doit-on réagir à chaud et exclure l’individu d’un poste par précaution ?

Il relève d’un véritable travail d’équilibriste que de vouloir reconnaître les victimes tout en protégeant les droits de la défense à tous les stades de la procédure. Ainsi, dès lors que des soupçons pèsent sur une personne mise en cause, doit-on réagir à chaud et exclure l’individu d’un poste par précaution ou ne devrait-on pas laisser l’enquête se poursuivre avant d’entreprendre des mesures coercitives parfois irréversibles ? L’on pourrait effectivement penser qu’il est urgent voire indispensable d’écarter de son poste la personne suspectée. Néanmoins, peut-on réellement se substituer à la justice et incriminer une personne présumée innocente, alors même que l’on ignore l’entièreté du dossier du fait du secret de l’enquête et de l’instruction, et du temps nécessaire au rassemblement de preuves potentielles ? Il convient donc, à mon sens, de distinguer plusieurs cas de figure : tout d’abord, la nature des faits reprochés, leur gravité, leur éventuelle récurrence et le nombre de plaignants pour des événements similaires. Il faut également identifier le degré d’avancement dans le traitement du dossier : une simple rumeur, un dépôt de plainte, l’ouverture d’une enquête, la clôture de l’instruction ? Il convient enfin de s’interroger sur le crédit donné à ces plaintes car la simple accusation ne peut tenir lieu de condamnation définitive.

L’excès de protectionnisme de doit pas de transformer en présomption de culpabilité

Les atteintes à la présomption d’innocence sont d’autant plus nombreuses ces dernières années avec la retranscription de l’information sur les réseaux sociaux qui biaisent en grande partie la perception d’une affaire judiciaire. En dernier lieu, certains médias propagent parfois des informations parcellaires voire inexactes, faisant ainsi le lit du tribunal médiatique, devenu le temple du lynchage. Il arrive que les accusations soient parfois infondées mais il semble impossible en revanche de réhabiliter en intégralité la personne qui en a été la cible. En tout état de cause, l’excès de protectionnisme ne doit pas se transformer en présomption de culpabilité. Il paraît donc, plus que jamais indispensable, d’agir avec retenue dans ce type de dossiers aussi complexes que sensibles. Le principe de précaution a vocation à protéger les victimes mais il faut veiller à ce qu’il n’en crée pas d’autres.


Malgré nos recherches, nous n’avons pas pu trouver de contributeur pour défendre cette thèse. Si vous êtes compétent et légitime ou que vous connaissez quelqu’un qui l’est, n’hésitez pas à nous contacter : contact@ledrenche.fr

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