libre expression

Philosophie : Faut-il limiter le droit à la libre expression ?

📋  Le contexte  📋

Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !

Ce mois-ci nous réalisons ce débat en partenariat avec Opium Philosophie  !

Opium Philosophie est une association résolument engagée.
L’engagement d’Opium Philosophie est, avant tout, auprès des étudiants : leur donner un espace de parole, de débat, de créativité et d’épanouissement à travers des activités variées dans lesquelles chacun peut trouver sa place. Des activités alliant art et philosophie, permettant l’expression par différents canaux (radio, écriture, débat, conférence, ateliers…) encouragent les étudiants à prendre la parole, développer leur propre pensée et la confronter, à leurs travaux académiques aussi bien que dans leur vie personnelle.

Le Drenche croit en ces engagements et est ravi de pouvoir contribuer à proposer cet espace de parole !

La liberté d’expression est un héritage de la Révolution française. Elle est inscrite dans l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme de 1789. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Mais aujourd’hui, en France,  la liberté d’expression n’est pas une liberté absolue. Ses « abus » peuvent être sanctionnés dans la mesure où elles nuisent à autrui. Il existe donc des limites au droit à la liberté d’expression : ne pas porter atteinte à a vie privée, de pas tenir des propos interdits par la loi ou encore ne pas tenir des propos diffamatoire.

Ces limites ont-elles un sens ? Faut-il limiter le droit à la liberté d’expression ? C’est la question à laquelle on a voulu réfléchir dans ce débat philo. Bonne lecture !

 

🕵  Le débat des experts  🕵

Le principe du Drenche est de présenter l’actualité sous forme de débats. Le but est qu’en lisant un argumentaire qui défend le « pour » et les arguments du camp du « contre », vous puissiez vous forger une opinion ; votre opinion.
Quelle est votre opinion avant de lire l'article ?
Le « Pour »
Léo Parmentier
Rédacteur pour Opium Philosophie
La liberté absolue se moque de la justice

Si l’on en croit les innombrables polémiques qui agitent l’espace médiatique, l’époque serait à la censure. D’ailleurs, qui n’a jamais entendu la désormais célèbre formule « on ne peut plus rien dire » ? Traduisons : la liberté d’expression est en péril. Traduisons encore : il ne faut pas la limiter. Pourtant, les conséquences d’une expression sans limites sont réelles, en témoignent les attentats de Charlie Hebdo, le déversement de haine dans les médias et en ligne, mais également la polarisation croissante de l’attention loin des enjeux majeurs qui menacent l’avenir de nos sociétés. De toute évidence, un écart semble se creuser entre le principe et la réalité. Face cette contradiction, une question s’impose alors : faut-il limiter le droit à la libre expression ? 

Seul un principe absolu peut se soustraire à la limite. C’est pourquoi il est nécessaire de s’interroger sur la nature de la liberté d’expression. Avant d’être inscrite dans la constitution comme un droit individuel inaliénable, la liberté d’expression est définie par James Stuart Mill (1) comme une condition de possibilité de la vérité ne pouvant advenir que dans la libre confrontation des idées. Mais la libre expression est surtout une modalité fondamentale de la démocratie. Son inscription dans le droit tend à protéger de la censure étatique et assurer le débat public en vue de garantir la liberté et l’égalité des citoyens. Ainsi, qu’il s’agisse de vérité ou de démocratie, la liberté d’expression ne constitue pas une finalité mais bien un moyen, qui en tant que tel, doit s’ajuster à la fin qu’il vise ainsi qu’aux valeurs qui le sous-tendent. Ce principe n’est donc pas absolu mais relatif : il admet des restrictions.

Toute pensée qui érige la liberté d’expression en absolu participe d’une forme de métaphysique

Dès lors, toute pensée qui érige la liberté d’expression en absolu participe d’une forme de métaphysique. Au-delà du monde, elle est nécessairement désencastrée de la réalité dont elle participe pourtant, et trahit une méconnaissance de la société, du principe démocratique, ainsi qu’une conception idéaliste du débat public. À l’inverse, un principe relatif ne s’épuise pas dans l’abstraction, il lui faut opérer un retour à la réalité pour s’actualiser. Alors voilà le concret : concentration des médias, accélération et surabondance de l’information, monopolisation de la parole et des idées. Les discours hostiles se multiplient sans qu’en retour, nous puissions entendre les voix de ceux sur qui ils portent. L’expression est libre certes, mais son timbre est monotone. Ici, la parole fait d’autant plus mal qu’elle échappe au dialogue qui la nuance. 

Néanmoins, une réconciliation est possible. La question peut être envisagée à partir d’une dimension indissociable de la libre expression des idées : leur égale confrontation. La réponse, qui selon John Rawls (2) incombe à l’État, se traduit par son intervention, en limitant d’une part la libre expression dans le but de préserver d’autres libertés ou intérêts sociaux, et en la régulant d’autre part, afin que chacun puisse effectivement l’exercer. La liberté sans égalité, nous le savons, ne bénéficie qu’au petit nombre : lorsqu’un seul est libre, aucun n’est libre. En définitive, la liberté d’expression n’échappe pas à cette logique, c’est pourquoi la limiter n’est pas la nier, bien au contraire, il s’agit d’un acte positif, sa réaffirmation en vue de préserver la liberté de tous.

(1) : John Stuart MILL, De la liberté, Gallimard, 1990

(2) : John RAWL, Théorie de la justice, Seuil, Points, 2009

Le « Contre »
Rachel Frenette
Rédactrice pour Opium Philosophie
Faire taire ou faire sa loi

Deux éléments me semblent importants à considérer dans cette question. D’abord, il y a cette idée de nécessité, ou d’exigence, en lien avec le verbe falloir. Ensuite, il y a la mention de la notion du droit à la libre expression. Ce concept est avant tout juridique : il s’agit d’un droit universel selon lequel les idées et les opinions d’une personne peuvent être exprimées « sans considérations de frontières ». Ainsi, en reformulant la question, l’on cherche à savoir s’il est nécessaire de restreindre ce droit universel à une expression individuelle sans limites.   

D’une certaine manière, cette question pose une contradiction, puisque l’idée du droit à la libre expression implique précisément la caractéristique de ne pas être contraint. Cependant, on évite la contradiction si l’on considère plutôt que la question cherche à définir autrement ce droit. En d’autres mots, le fait de limiter le droit à la libre expression correspondrait à une tentative de redéfinir ce même droit. Mais si tel est le cas, comment voudrions-nous élaborer différemment ce droit, et perdrait-il son sens premier à même le processus ? 

Le fait de limiter la liberté n’est donc pas un problème dans la mesure où elle provient d’une décision personnelle, d’une auto-contrainte

Une autre façon d’éviter la contradiction est de ne pas utiliser la définition juridique du droit à la libre expression. Une définition kantienne de la liberté, par exemple, s’avère intéressante, parce qu’elle ne conçoit pas la liberté comme un objet de l’expérience. Comme le relève Tardivel (2017), pour Kant, « [l]a liberté est l’idée que la raison se fait de son pouvoir de s’arracher à tout horizon spatio-temporel » (p. 78). Autrement dit, la liberté, idée non-située, permet à la raison de se penser « absolument inconditionnée » (p. 78). Ce qui, pour Kant, nous permet d’expérimenter la liberté est la loi morale, par notre conscience individuelle de la morale. Cette conscience, en supposant l’idée inconditionnée de la liberté, est alors une condition de possibilité à l’expérience de la liberté par l’autodétermination. En ce sens, l’expérience de la liberté morale présuppose aussi une autre sorte de liberté, soit la liberté de choisir entre le fait de suivre, ou non, la morale et sa loi. 

La conception kantienne de la liberté apparait pertinente pour penser la question de la liberté d’expression, car elle présuppose que la liberté n’est pas l’absence de toute loi, mais bien le respect de la loi morale par autonomie. Le fait de limiter la liberté n’est donc pas un problème dans la mesure où elle provient d’une décision personnelle, d’une auto-contrainte. 

Et si, alors, limiter le droit à la libre expression était déjà quelque chose d’effectif chez chacun d’entre nous? Et si nous contraignions déjà, par le choix de nos propres lois morales, ce que nous exprimions? Dès lors, le fait de limiter la liberté d’expression ne serait plus une nécessité, dans la mesure où l’expérience même de la liberté le présupposerait.

(1) : Ooreka droit. (2021). Liberté d’expression.  https://justice.ooreka.fr/astuce/voir/553907/liberte-d-expression

(2) : Tardivel, É. (2017). Les conditions de la liberté – Kant contre Kant. Communio, 254, p. 77- 85. https://doi.org/10.3917/commun.254.0077

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