📋 Le contexte 📋
Le féminisme est un mouvement social qui a pour objet l’émancipation des femmes et l’extension des leurs droits en vue d’égaliser leur statut avec celui des hommes. Le début du féminisme français contemporain est en général situé aux alentours des années 1970 avec la création du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) autour de la question de la libre disposition du corps des femmes. Si en France il a eu divers objets selon les époques (droit de vote, avec le MLF sur l’IVG…), aujourd’hui le féminisme évolue avec de nouveaux référents théoriques (sur le genre, le racisme, la sexualité, l’harcèlement etc.).
Ces évolutions (en tout cas leur relative médiatisation) ont fait émerger la question de l’histoire du féminisme en France. L’apparition d’un féminisme décolonial et des études sur le féminisme intersectionnel, qui reconnaissent que la dichotomie homme/femme n’est pas la seule matrice à prendre en compte pour évoquer les discriminations que subissent les femmes aujourd’hui, puisque de nombreux autres éléments viennent s’imbriquer dans les rapports de pouvoir – la race mais aussi la classe, ont mis en lumière des « zones d’ombre » dans le féminisme français autour de la question du racisme. Ainsi s’opposeraient le féminisme “universaliste” et un autre féminisme intersectionnel, qui ne prétend pas à l’universalité et veut reconnaitre la diversité des expériences vécues par chaque femme dans sa vie et dans ses expériences de discrimination.
La question des tendances racistes du féminisme français fait couler beaucoup d’encre, surtout au regard des nombreuses polémiques qui ont eu lieu au sujet du port du voile dans l’espace public. Au cœur des critiques, l’idée qu’il serait un élément de domination des femmes a une grande place. Il s’agit pour d’autres (comme Françoise Vergès) d’un exemple de l’implantation du racisme et de l’islamophobie dans le féminisme français, qui ne prend pas en compte la diversité des expériences des femmes dans le monde, en n’appliquant ses idéaux que sur ceux des femmes “blanches” et “bourgeoises”. A contrario, certain.e.s partisan.e.s du féminisme universaliste auront plus tendance à accuser “l’autre féminisme” de communautarisme.
🕵 Le débat des experts 🕵
A la fondation du Mouvement de la libération des femmes, nous étions entre femmes blanches. A un moment, un groupe de féministes africaines se sont jointes à nous, et se réunissaient parfois en non-mixité. Cette non-mixité choisie était d’ailleurs tout à fait légitime puisque ces femmes ne vivaient pas la même réalité que nous en tant que femmes blanches, et avaient besoin de se retrouver entre elles.
Il se dessine aujourd’hui quelque chose qui a à voir avec cette question de non-mixité, de la part de féministes qui, à mon sens, n’en sont pas : les féministes « universalistes ». « Universalistes », car selon elles, ce qu’elles ont à dire serait valable pour le monde entier – un méchanisme de réflexion très français, d’ailleurs, que je trouve ridicule. Ridicule, parce que les femmes portugaises, anglaises, sénégalaises, n’ont pas forcément les mêmes soucis que les féministes françaises.
Les féministes « universalistes », en véhiculant cette idée que leur conception (française) de l’émancipation des femmes serait uniforme et applicable à toutes, est en fait raciste.
On a pas les mêmes vécus, les mêmes maris (quand on en a), les mêmes maisons, les mêmes autobus, et surtout, on a pas les mêmes priorités. Tout le monde ne fait pas la même chose : par exemple les femmes polonaises se battent pour le droit à l’avortement, alors que les femmes françaises se battent pour le droit d’avoir un-e enfant seule, ou avec leur compagne, ce qui est accepté dans d’autres pays européens.
Il existe des points communs entre les féministes du monde entier, certes. Mais tenter d’uniformiser l’expérience de toutes les femmes et leurs luttes invisibilise et nie la particularité des expériences des femmes. Toutes les femmes ne sont pas pareilles, et prétendre créer une « version universelle » du féminisme revient à réduire les femmes du monde entier à leur unique point commun indiscutable : qu’elles sont des femmes. Cela supprime donc la particularité de leurs vécus et de leurs luttes.
Toutes les féministes blanches ne sont pas comme ça, mais une partie d’elles l’est. Ce groupe est une minorité parmi les féministes françaises. Les féministes « universalistes », qui considèrent, entre autres, que le voile serait une forme de “péché mortel”, en font partie. Cette tendance raciste qui infiltre la lutte féministe en France vient certainement du racisme croissant en France. Les féministes « universalistes », en revendiquant un « féminisme laïc », suivent la tendance de plus en plus identitaire de la politique française.
Plutôt que de prétendre savoir agréger les vécus des femmes du monde entier en une formule magique, les féministes « universalistes » auraient tout intérêt à déconstruire le biais raciste qui les a menées à se penser en capacité de le faire. Cette pensée dominante, qui ne s’applique pas qu’au féminisme, est une maladie bien française. Elle consiste à estimer que l’on détient une vérité absolue sur l’ordre des choses, et à l’imposer au reste du monde.
Que signifie votre surprenante expression : « le féminisme français » ? Désigne -t-elle le féminisme de personnes ayant la nationalité française ? Mais toutes ne pensent pas la même chose, les unes qualifient le féminisme d’universaliste, d’autres d’intersectionnel, ou de décolonial, ou d’intégral, ou de noir, ou d’afro, ou de blanc … « Le féminisme français » n’existe pas !
Il y a en France et ailleurs une instrumentalisation raciste du féminisme. Des courants politiques et idéologiques d’extrême droite et d’une partie de la droite qui ont toujours été contre les revendications féministes, qui se sont toujours opposés à la contraception et à l’avortement, qui ont été des détracteurs farouches et constants du MLF (mouvement de libération des femmes), qui ont toujours défendu une conception figée de la féminité et de la masculinité, font semblant de se rallier à l’émancipation des femmes, dès lors qu’elle permet d’alimenter un séparatisme entre « eux » et « nous », ce « nous » désignant les « vrais Français » et « eux » désignant celles et ceux qui le seraient moins, c’est-à-dire les descendant.e.s d’immigré.e.s, les musulman.e.s, les Noir.e.s. Je dénonce vigoureusement cette instrumentalisation raciste.
Mais une chose est cette instrumentalisation, autre chose est le féminisme. Historiquement les mouvements féministes ont été solidaires d’autres combats, ainsi les combats contre le colonialisme ou contre le racisme. Pour ne remonter qu’à la décennie 1970 du XXème siècle, il y avait un lien entre féministes, par-delà la couleur de peau, ainsi par exemple les luttes communes avec la Coordination des femmes noires créée notamment par la féministe sénégalaise Awa Thiam. Ou encore les solidarités internationales avec des femmes chiliennes, iraniennes, algériennes, tunisiennes, vietnamiennes, libanaises et je pourrais multiplier les exemples.
Il faut se rappeler que dans les années 1950-60 le féminisme était qualifié de « bourgeois » par le parti communiste français pour en détourner les femmes de la classe ouvrière. Aujourd’hui certains courants idéologico-politiques se plaisent à la qualifier de « raciste » pour en détourner les « racisées » et leur faire croire que ce n’est pas leur combat. Il y a là aussi une instrumentalisation, une manœuvre. Et l’on pourrait leur retourner la question : cet anti-racisme est-il féministe ?
Il faut lutter et contre le patriarcat et contre le racisme, je plaide la cause d’un « féminisme universel » (titre de mon livre Ed. du Seuil) parce que la domination masculine est universelle, elle dépasse les appartenances, qu’elles soient d’ethnie, de race, de classe, de religion. La lutte mondiale contre les violences sexuelles à travers MeToo est un exemple de ce féminisme universel.