Le conflit ethnique ignoré du Sri Lanka : cinghalais VS tamouls

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Lorsqu’on mentionne le Sri Lanka, on pense à ses paysages naturels et aux rêves de vacances qui les accompagnent. On ne parle jamais du conflit entre ethnies qui a mené à une guerre civile de presque trente ans sur cette île de l’océan Indien. On ignore souvent qu’il n’y a pas vraiment de Sri-Lankais mais plutôt des cinghalais, des tamouls ou des maures. On n’a aucune idée que dans nos restaurants, sur les marchés ou même dans un grand nombre d’entreprises françaises, des tamouls sri-lankais sont durablement installés depuis les années 1980 – de par la forte vague d’émigration qui a touché le pays, faisant de Paris l’une des principales terres de refuge pour ces exilés. En 2019, un #GenocideSriLanka a même été créé sur Twitter pour dénoncer les violences, méconnues et absentes de tous nos manuels, qu’a subies le peuple tamoul depuis des décennies. Alors pour vous éclairer, on a décidé de faire un point sur l’Histoire de ce pays – terre à la source de bien des discordes.

Au commencement : l’Île Ceylan 

Dans l’océan Indien, séparée du Sud-Est de l’Inde par le détroit de Palk, se trouve le Sri Lanka – anciennement nommé Ceylan. Sur ce territoire, différents peuples aux religions et ethnies différentes se côtoient depuis le IIIe siècle avant J.-C. : les cinghalais et les tamouls. Les premiers descendent de tribus venues d’Inde; ils ont migré sur l’île pour trouver un havre de paix à leur religion mal accueillie à cette période de l’Histoire : le bouddhisme. Les seconds arrivent au même moment, de territoires indiens aussi, et restent culturellement et religieusement liés à leur État d’origine : le Tamil Nadu. Les cinghalais sont majoritaires et les tamouls représentent la plus grande minorité de l’île. 

Pendant des siècles, des tensions entre les deux peuples les poussent à se disputer l’autorité du territoire insulaire. La première capitale désignée est Anuradhapura, elle acte très tôt la domination politique cinghalaise sur Ceylan. Durant plusieurs siècles, les tamouls établiront leur présence au nord de l’île, dans la région de Jaffna. Néanmoins, malgré ce partage du territoire, les différends restent palpables.

Ce qu’il faut retenir, c’est que depuis plusieurs siècles, le nord de Ceylan est tamoul, le reste est cinghalais.

Carte géographique du Sri Lanka

La domination coloniale : diviser pour mieux régner 

Entre le XVIe et le XXe siècle, Ceylan connaît la domination successives de plusieurs puissances coloniales européennes. Portugais, Hollandais, Britanniques se succèdent pour exploiter les richesses de l’île verte et montagneuse, souvent appelée l’émeraude géante de l’Océan Indien.

Lorsque les Hollandais y accostent, ils prennent aux Portugais le contrôle du littoral et signent avec le peuple cinghalais un traité leur autorisant un monopole sur le commerce des épices. Cependant, en 1815, la présence des Britanniques supplantera celle des Hollandais et leur domination sera bien plus prononcée. Aucun traité et aucun accord ne sera ni signé ni respecté. Les Anglais s’emparent du territoire entier de Ceylan et conquièrent Kandy. Face à ce mépris, les cinghalais refuseront de se soumettre à cette puissance européenne ayant imposé l’anglais comme langue officielle et développé un gigantesque commerce du thé, en remplaçant les plantations de café.

Les tamouls, eux, coopéreront avec le colon Britannique, qui fera venir près d’un million de travailleurs tamouls du Tamil Nadu en renfort. Le peuple hindou recevra un meilleur traitement et une plus ample considération de la part des Britanniques que son peuple voisin. La présence des Anglais accentue le clivage entre ces deux peuples qui, jusque-là, avaient déjà eu du mal à cohabiter.

Sri Lanka : nouveau nom, vieilles rancoeurs 

En 1948, la phase de décolonisation des puissances européennes permet la prise d’indépendance de l’Etat insulaire, qui sera reconnu comme membre à part entière du Commonwealth. La République est rapidement proclamée, et des élections sont organisées pour élire un gouvernement et un président. Chaque étape s’enchaîne, laissant peu de temps à une réelle construction politique du pays.

Environ 70% du pays est cinghalais, tandis que 20%  est tamoul. Le vote à la majorité l’emporte et c’est un président de parti politique cinghalais qui est élu. Si au début le nom de son parti est celui de Parti national Uni (UNP), il se rattache rapidement au Parti de la Liberté du Sri Lanka (SLFP), plus nationaliste. Les campagnes politiques s’axent en faveur du peuple Cinghalais : bouddhisme, langue cinghalaise, nationalisations… 

Les tamouls sont mis de côté face à une réhabilitation de la domination cinghalaise ancestrale. En 1961, le cinghalais devient officiellement la langue nationale. En 1972, Ceylan prend le nouveau nom de Sri Lanka – un nom cinghalais. Les tamouls l’appellent Eelam.

Depuis l’indépendance de 1948, trois Constitutions sont écrites et aucune n’établit un partage des pouvoirs assez satisfaisant pour les populations minoritaires. Le point culminant de ces répressions contre les minorités au Sri Lanka est atteint lorsque des quotas d’étudiants tamouls sont imposés dans les universités d’Etat. Aux dizaines de groupes militants tamouls aux idéologies de gauche et nationalistes, succède le groupe militant activiste des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Dès 1977 des affrontements à Jaffna entre tamouls et cinghalais provoquent l’exode de 40 000 réfugiés. C’est pourtant 6 ans plus tard que le conflit prendra un véritable tournant.

Drapeau du groupe des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE)

Cinghalais contre Tamouls : l’explosion d’une guerre civile de 26 ans (1983-2009) 

Le 23 juillet 1983, une attaque des LTTE contre une unité militaire Sri lankaise à Jaffna coûte la vie à treize soldats. Le gouvernement autorise le transport des corps à Colombo – la capitale, pour un enter­rement public. La nouvelle du décès des soldats et de leur ensevelissement donne lieu, en représailles contre la com­munauté tamoule, au déclenchement du Pogrom du juil­let noir : une vague de soulèvements violents et meurtriers contre les tamouls. On compte l’assassinat de 4 000 civils lors de cet événement historique qui déclenche la guerre civile au Sri Lanka.

“Le soutien indi­rect de la police et des forces armées aux émeutes, et le fait que l’autorité politique y consente, a créé un climat propice à des violences contre les tamouls dans l’ensemble du pays. Des milliers d’entreprises et de propriétés tamoules ont été détruites. Des centaines de tamouls innocents ont été tués, dans certains cas brûlés.”

Sunanda Deshapriya, journaliste cinghalais exilé à Genève, pour Amnesty International

La revendication principale des LTTE est celle d’obtenir l’indépendance d’un territoire tamoul au Nord et à l’Est du pays, qui s’appellerait Tamil Eelam. Désormais seul parti militant représentant ce peuple, l’amalgame entre simple tamoul ou tigre libérateur est vite fait. Le peuple tamoul est parfois pris en étaut entre l’oppression cinghalaise, et les idéologies des tigres. Les tamouls ne doivent pas être identifiés comme pro LTTE par le gouvernement, et ne doivent pas non plus être soupçonnés d’être anti LTTE sous peine d’être considérés comme traîtres. 

Situation géopolitique du Sri Lanka en 2000

Durant trois décennies, le pays est plongé dans une guerre civile où chacune des deux parties concernées prendra tour à tour le dessus sur l’autre. Les tigres organisent des attentats, des attaques, forment des kamikazes, s’emparent du nord de l’île et de son littoral ouest. Le gouvernement sri-lankais, lui, mène des attaques militaires par bombardements sur des zones peuplées par les tamouls.

Le 26 mai 1987, l’armée sri-lankaise lance une grande offensive mobilisant forces navales, aériennes et terrestres pour définitivement venir à bout du mouvement rebelle dans la province nord du Sri Lanka. Les conséquences pour les civils de la province nord sont effrayantes. Pris dans des affrontements armés entre belligérants et rebelles, ou bloqués sur des zones bombardées, ou encore enfermés dans des camps de détention, la population civile a dû vivre dans un État de non-droit, sous un règne de barbarie – explique-t-on dans le livre Tamil crisis in Sri Lanka : an inside account. 

Fin 2008, de puissantes offensives gouvernementales font reculer les LTTE, qui contrôlent la côte ouest de l’île, à une zone circonscrite dans le nord. Les organisations huma­nitaires et les journalistes évacuent les lieux dès l’automne 2008, à la demande du gouvernement. En janvier 2009, l’armée Sri Lankaise s’empare de Kilinochchi, le chef-lieu des tigres. Les civils se trouvent pris en étau dans les zones de combat, les tigres les empêchant de fuir les zones qu’ils contrôlent. Le 17 mai 2009, les rebelles admettent leur défaite militaire. Jusqu’à la déclaration formelle de cessation des hostilités, le 18 mai 2009, le conflit tue des centaines de personnes par jour.

«Il s’agit de l’opération militaire la plus meurtrière du nouveau millénaire, dans l’intensité et la rapi­dité des meurtres. Entre quarante et soixante-dix mille civils sont abattus en cinq mois»

Frances Harrison, correspondante de la BBC au Sri Lanka au moment du conflit

Où étaient les puissances internationales ? 

À plusieurs reprises, les forces internationales ont essayé de s’interposer dans ce conflit meurtrier. En 1987, un accord est signé entre l’Inde et le Sri-Lanka afin de mettre fin à la guerre civile entre les forces armées sri-lankaises et les militants nationalistes tamouls sri-lankais. Le chef du gouvernement de New Delhi, Rajiv Gandhi croit en deux principes : celui de l’unité du Sri Lanka et en la reconnaissance des droits et de l’identité du peuple tamoul sri-lankais, profondément lié au peuple tamoul du sud de son pays. La langue tamoule est enfin reconnue comme une des langues officielles du pays et des territoires sont concédés aux nationalistes tamouls. On déploie au Sri-Lanka une force indienne de maintien de la paix (IPKF) afin de cesser le feu entre les parties qui s’affrontent. Il est demandé aux groupes militants tamouls de rendre leurs armes à l’IPKF. Tous accepteront, sauf le LTTE. Des conflits armés commenceront donc entre l’IPKF et les LTTE. À ce retournement de situation s’ajoute l’opposition vive des nationalistes cinghalais face à la présence des forces indiennes dans leur pays. Une vague d’attentats et des tensions de plus en plus vives mettant l’Inde au cœur du conflit mènent au retrait des troupes indiennes en 1990. Après une courte trêve, le conflit reprend de plus belle. 

JT français conservé par l’INA sur les rébellions contre l’accord de paix mené par l’Inde pour mettre fin à la guerre civile

En janvier 2000, Colombo sollicite Oslo pour jouer un rôle d’intermédiaire entre le gouvernement sri-lankais et les Tigres. Sous l’égide de la Norvège, un cessez-le-feu avait été conclu en février 2002. Cette progression, au lieu de mener à une fin de conflit, permet en fait aux belligérants sri-lankais de se réarmer et d’organiser de nouvelles offensives. En  2006, une offensive est déclenchée contre la rébellion tamoule dans le nord du pays et signe la plus grande perte humaine depuis février 2002. Plus de 200 hommes perdent la vie, et on recense plus de 500 blessés. En janvier 2008, le gouvernement de Colombo met officiellement fin à la mission confiée aux norvégiens. Pour justifier ce choix, le gouvernement sri lankais explique que l’armée régulière est proche d’avoir vaincu toutes les poches de résistance des rebelles tamouls. 

À la fin du conflit, l’ONU établit que plus de 7 000 civils ont été tués lors de la dernière offensive de l’armée sri lankaise contre les tamouls. Plus de 300 000 personnes auraient fui les zones de combat pour rejoindre des camps de réfugiés et subir des conditions de vie extrêmement précaires. Le secrétaire général de l’ONU de l’époque, Ban Ki-moon, s’y était rendu juste avant de réclamer “un accès immédiat et sans entraves” des Nations unies à ces camps.

Un bilan sombre 

De vifs traumatismes psychologiques dûs à la guerre au Sri Lanka ont été amplifiés par des parcours migratoires dangereux et incertains au sein de la population tamoule. 

« Je suis parti de chez moi, à Jaffna, en 1991, à l’âge de 14 ans. Mes parents m’ont envoyé en Thaïlande pour que je puisse être en sécurité. La situation pour les civils était très précaire, et mes grands frères étaient des Tigres, ce qui nous mettait encore plus en danger dans la mesure où les tamouls étaient sans cesse contrôlés et violentés par les forces armées pour quelconque prétexte. Là-bas j’ai pu préparer mon départ pour la France, où je suis arrivé en 1994. J’ai pu prendre l’avion grâce à des faux papiers que j’ai dû payer 40 000 francs à l’époque, en plus du prix du billet d’avion. « 

Témoignage de Robinson T., Sri lankais tamoul résidant en France depuis 25 ans, recueilli par notre rédaction

Entre 1981 et 2013, 1000 à 3000 premières demandes d’asile ont été émises par des Sri lankais en France, selon les rapports de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Très peu ont été acceptées, faute de remplissage des critères d’accès aux statuts de demandeur d’asile sur le sol français.

Rapports de l’OFPRA sur les demandes d’asiles de migrants Sri Lankais en France entre 1981 et 2013

Dans l’ouvrage Scarred minds : the psychological impact of war in Sri Lanka, une étude psychologique a été menée afin de comprendre les conséquences de la guerre sur le peuple tamoul. Le taux de suicide a grandement augmenté faute d’espoir pour les individus aux familles décimées par les luttes armées. Un grand manque de confiance en l’administration française a aussi été identifié par la psychologue Nisha Kirpalani. Le fait de devoir convaincre l’OFPRA de la véracité des récits des demandeurs d’asile a pu s’avérer très déstabilisant pour les ressortissants d’un peuple ayant déjà vécu des traumatismes de guerre très importants.

Le Sri Lanka aujourd’hui : une démocratie déviante

La communauté tamoule est socio-économiquement fragilisée après la guerre et fait face à un climat d’impunité pour les exactions commises durant le conflit. La militarisation du nord et de l’est s’est accentuée depuis l’arrivée au pouvoir de Gotabhaya Rajapaksa – dirigeant cinghalais et bouddhiste, en 2019. Il réinstalle des contrôles pour se rendre au nord. Les familles, associations de victimes et ONG, ayant ouvertement appelé les autorités à rendre des comptes sur le sort de leurs proches disparus ou fait campagne pour obtenir justice, n’osent plus afficher leur opposition, craignant de subir des tentatives d’intimidation ou de harcèlement de la part du gouvernement actuel. 

Le peuple tamoul n’est plus le seul touché par ce climat de peur permanente. Il touche aussi le peuple des maures, des musulmans victimes d’une réthorique islamophobe cultivée par le BBS – le parti bouddhiste Sri Lankais.  

Le BBS a également été à l’origine ou a encouragé de violentes attaques contre des commerces, foyers et mosquées en 2014 dans le district d’Ampara, en 2017 à Gintota, en 2018 à Kandy et en 2019, en représailles aux attentats terroristes du dimanche de Pâques.  En effet, des Sri-lankais djihadistes ayant rejoint Daech avaient organisé un attentat sur huit sites en simultané, visant églises et hôtels de luxe dans le sud du pays. 

Au pouvoir, le monopole exercé par les frères Rajapaska inquiète. Gotabhaya est président, Mahinda est premier ministre. Trois autres membres de la famille ont aussi promus à la tête de ministères clé, notamment celui de la finance. 

Siège du gouvernement Sri Lankais à Colombo

La pandémie du coronavirus a conduit à des prises de mesures sanitaires. En septembre, on notait que le Parlement n’avait pas siégé depuis plusieurs mois et qu’il n’exerçait plus aucun contrôle sur les finances publiques. Le gouvernement des frères Rajapaska a été habilité à promulguer des règlements d’urgence sur n’importe quel sujet à tout moment, sous le couvert de la pandémie. La gestion de la crise sanitaire est menée par la tank force présidentielle, dirigée par le chef des armées Shavendra Silva, lui-même entouré de groupes de travail composés d’anciens militaires Sri-lankais. 

Human Rights Watch a tiré une sonnette d’alarme en août en relevant que : « la police du Sri Lanka commet de plus en plus de meurtres et d’abus sous couvert des mesures de lutte contre la pandémie de Covid-19 et d’une campagne antidrogue ». 

En bref, l’Histoire continue de s’écrire pour ce pays où le jeu des dominations et les questions religieuses ne semblent pas cesser. 

Sources : 

  1. Sri Lanka, offensive la plus meurtrière depuis 2002
  2. Colombo met fin à la médiation de paix Norvégienne
  3. Réfugiés Tamouls Sri Lankais : guerre, migration et intégration
  4. Sri Lanka : l’horreur étouffée
  5. Au Sri-Lanka, la triste mémoire de la guerre civile
  6. Sri Lanka
  7. Sri Lanka, dix ans après la guerre civile
  8. Sri Lanka au bord du gouffre sanitaire et démocratique
  9. Victoire des frères Rajapaska au pouvoir du Sri Lanka
 

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