Le rap est-il toujours engagé ?

📋  Le contexte  📋

Le rap, l’acronyme de rhythm and poetry, est communément défini comme étant une “musique au rythme martelé, basé sur des paroles scandées”. Né dans les années 1970 aux Etats-Unis dans les ghettos noirs américains, ce mouvement culturel et musical s’inscrit plus largement dans la culture hip-hop. Issu des quartiers défavorisés, le rap a souvent été qualifié de “musique populaire” et engagée, dénonçant le racisme, les stéréotypes sur la banlieue et plus globalement les inégalités dans la société. Parfois volontairement provocants, certains rappeurs n’hésitent pas à employer des mots crus, ce qui contribue à alimenter une condescendance et un rejet à l’égard de ce genre musical, dont certains pointent des faiblesses esthétiques et lyriques. 

L’année 1980 marque le début de sa popularité grandissante et de la naissance du “gangsta rap”, dans lequel des rappeurs américains issus de gangs racontent leur vie, la drogue, l’argent et la violence qui émaillent leur quotidien. Durant ces années, on rappait surtout sur des instrumentales au rythme synthétique et brutal, issus souvent de simples boîtes à rythmes. Durant cette décennie émergent des groupes plus “politiques” comme Public Enemy (qui dénoncent les discriminations et difficultés subies par la communauté afro-américaine) mais également des rappeurs davantage “entertainment”, tels que Run-DMC, propulsés par des tubes comme It’s Like That, en featuring avec Jason Nevins.  

Ce phénomène social et artistique a commencé à s’exporter dans d’autres pays à partir de 1980. En France, le rap connaît un véritable essor dans les années 1990, avec l’émergence de groupes comme NTM, 113, IAM, Ministère A.M.E.R ou encore Lunatic. Des rappeurs solos connaissent également beaucoup d’engouement, tels que MC Solaar et Oxmo Puccino. La diffusion de leurs projets est de moins en moins confidentielle, et commence à toucher un plus large public par le biais de certains médias, comme la radio Skyrock et sa mythique émission “Planète Rap”, ou encore la chaîne télé M6 diffusant des clips de hip-hop. A partir de 1990, une scène plus “mainstream” se forme autour de Booba, Diam’s et La Fouine, par exemple.

Aujourd’hui, la France est devenue le deuxième marché mondial du rap, derrière les Etats-Unis. C’est l’un des genres musicaux les plus écoutés en France, notamment sur les plateformes de streaming (Spotify, Deezer…etc) où il représente 65% des écoutes. Cet essor du rap s’est également construit en parallèle de la place grandissante du streaming, notamment auprès des plus jeunes. 

Le succès de cette consommation digitale de la musique s’explique également par le développement des smartphones, qui permettent un accès rapide et simple aux différentes plateformes. Dans une enquête réalisée par l’Ifop en 2018, on apprend ainsi qu’en moyenne, 73% des 14-35 ans écoutent de la “musique urbaine” française (qui englobe le hip-hop et le R’n’B). 

Depuis 1980, le rap s’est largement ouvert à un plus grand public, avec le développement de nouvelles instrumentales, de nouveaux thèmes et de nouvelles figures. L’arrivée de la trap, de la cloud, de la drill ou encore des instrumentales mélangeant rythmes disco et sonorités méditerranéennes, ont propulsé Ninho, Damso ou encore Jul parmi les artistes les plus écoutés en France. Ainsi, dans le top 10 du classement des ventes d’albums en 2021, on retrouve cinq rappeurs (Orelsan, SCH, Jul, Soprano et Damso) avec Jul en tête.

Pour beaucoup, la démocratisation de ce genre musical à partir des années 2010 aurait été permise par le développement d’un rap plus festif et divertissant, moins “conscient” et “politique” qu’à ses débuts. Cette “musique de fête”, plus commerciale et grand public repose sur des refrains entraînants, des flows chantés et une mélodie entraînante. Les derniers tubes en date comme “La vie qu’on mène” de Ninho, “La kiffance” de Naps, “TDB” d’Oboy ou “HAINE&SEX” de Gazo ont plusieurs millions de vues sur YouTube, et deviennent incontournables dans les clubs et soirées dansantes chez les jeunes. 

Cependant, malgré le développement de ce pan davantage festif, certains estiment qu’il serait réducteur d’affirmer qu’il n’y a pas plus de rap subversif ni engagé. Des rappeurs tels que Nekfeu, Kalash Criminel, Médine ou encore Alpha Wann n’hésitent pas à se saisir de diverses problématiques contemporaines (comme le racisme, le réchauffement climatique, les inégalités de richesse) dans leur musique. En outre, l’assassinat en 2020 de George Floyd, un Afro-Américain victime de violences policières, a réuni de nombreux rappeurs derrière les protestations en faveur du mouvement “Black Lives Matter” (“La vie des noirs compte”). Des artistes américains comme Kendrick Lamar ou Travis Scott se sont largement mobilisés afin de soutenir la lutte contre les discriminations racistes dans leur pays. En France également, des rappeurs se sont positionnés, dans leur musique ou dans le discours médiatique, en faveur de la lutte pour une meilleure application de l’égalité des droits civiques. On retrouve de nombreuses références à ce combat dans des musiques de rap : “Chaque contrôle de police me rapproche de mon feat avec 2pac” (Dinos dans “93 mesures”), ou “Un p’tit Arabe qui fait des bêtises, c’est un voyou pour la France. Un p’tit Noir, c’est pareil mais, quand c’est un p’tit Blanc, c’est juste un chenapan” (Nekfeu dans “Les étoiles vagabondes”). 

Certains remettent également en question l’idée même que le rap ait été, originellement, un genre musical engagé. Partir de ce postulat de “rap militant” négligerait toute la dimension artistique du rap et de ses sous-genres. Le rap est-il donc forcément un discours d’engagement ? L’a-t-il déjà été ? Et si oui, l’est-il toujours ? On en débat !

🕵  Le débat des experts  🕵

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Le « Pour »
Michel Bampély
Artiste, parolier, producteur, à la fois enseignant, sociologue et poète français
L’engagement du rap n’a pas disparu mais s’est adapté aux nouvelles technologies et aux évolutions des sociétés contemporaines.

En 1979, le label Sugar Hill Records porté par les époux Joe et Sylvia Robinson produisent  le hit « Rapper’s Delight », le premier titre de rap à se classer dans le Billboard Hot 100.  Le groupe Sugar Hill gang en reprenant l’instrumental du groupe Chic propose un rap  insouciant, urbain et divertissant. Dès 1982, le label de hip hop réitère l’essai en lançant  « The message » de Grand Master Flash and the Furious Five. Un titre cru et puissant  décrivant la réalité sociale des ghettos afro-américains.  

« Et vos yeux chanteront une chanson appelée haine profonde ». 

Grand Master Flash and the Furious Five  

Le succès planétaire qu’a rencontré le titre « The message » marqua profondément  l’imaginaire collectif dans l’approche que les créateurs, le public, les industriels et les  institutions ont eu du rap comme musique engagée.  

Un courant devenu minoritaire  

Le rap français a connu son premier âge d’or dans les années 1990-2000. Le rap conscient  aux textes engagés fut l’un des courants dominants. Des groupes comme IAM, NTM,  Ministère AMER ou Assassin décrivaient le quotidien de ceux qui vivaient dans les  quartiers populaires français en s’opposant régulièrement contre le pouvoir  institutionnel. La génération suivante portée par des rappeurs comme La Rumeur, Kery  James ou Kasey se sont parfois montrés plus offensifs que leurs aînés notamment en  affichant leur opposition contre les violences policières.  

« Des centaines d’entre nous sont tombés sous les balles de la police » 

Hamé, La Rumeur 

Cette phrase prononcée en juillet 2002 à l’occasion de la sortie de l’album « L’Ombre sur  la mesure » a valu au groupe La Rumeur une plainte de Nicolas Sarkozy, alors ministre de  l’intérieur, pour « diffamation, atteinte à l’honneur et la considération de la police nationale ». Vingt ans plus tard, le rap français connaît son second âge d’or lié au développement des réseaux sociaux et des plateformes numériques. Le rap de divertissement s’est montré plus créatif, plus novateur et plus audacieux que le rap conscient. La culture de l’image a supplanté la culture de l’écrit notamment grâce à sa viralité. Ce n’est donc pas l’engagement qui a disparu dans le monde du rap mais ce sont les grands textes engagés, comme ils pu disparaître dans la chanson française ou le rock. 

Les nouvelles formes d’engagement  

L’initiative du marseillais Jul et du collectif 13’Organisé illustre les nouvelles formes  d’engagement du rap français notamment avec le retour d’initiatives portées par des  collectifs locaux mobilisant à la fois les professionnels et le public afin de faire rayonner  une collectivité, un territoire. Ce projet musical intergénérationnel a permis au rappeur 

Jul de distribuer après le succès discographique, une cinquantaine de disques de platine  à ses collaborateurs et d’ouvrir une voie inespérée à des rappeurs marseillais moins  médiatisés.  

« J’suis un enfant des grues, des conteneurs 

Mais considère que ce petit lopin de terre nous confédère » 

13’Organisé 

Les médias sociaux ont permis aux artistes les plus suivis de s’engager de manière virale  en faveur de minorités persécutés ou la protection de l’environnement. Aux Etats-Unis des artistes comme Pharell Williams ou Kendrick Lamar ont soutenu le mouvement social  Black Live Matters ; en France le rappeur Nekfeu a réalisé des concerts gratuits pour le  mouvement Nuit Debout en 2016 et l’association l’abbé Pierre en 2017. Pour conclure,  l’engagement du rap n’a pas disparu mais s’est adapté aux nouvelles technologies et aux  évolutions des sociétés contemporaines.

Le « Contre »
Vincent Piolet
Hip Hop 360 (RMN, 2021) et auteur de l’exposition éponyme à la Philharmonie de Paris jusqu’au 24 juillet 2022.
Faire bouger les têtes

Lorsque les fondateurs du hip-hop aux États-Unis – Kool Herc, Afrikaa Bambaataa et Grandmaster Flash – font tourner leurs disques sur des platines avec un MC rappant et animant les soirées new-yorkaises, le but n’est pas un quelconque message d’engagement, mais simplement de s’amuser et danser. Ainsi, savoir si le rap est « encore » engagé, encore faudrait-il qu’il l’ait été à un quelconque moment. Ce ne qui n’a jamais été le cas. Comparé au rock dont les références politiques ont inondé le genre dans les années 1960 et 1970 pour accompagner le mouvement des droits civiques aux États-Unis ou dénoncer les guerres post-coloniales, le rap – dont la propagation commence dans les années 1980 pour envahir la scène musicale mondiale à partir des années 2000 – n’a pas dévié de ses débuts, à savoir être simplement de la musique, un divertissement. Sous prétexte d’être une expression populaire, les médias aiment à penser que le rap diffuserait des messages d’émancipation, souhaitant ainsi que des déclassés se reprennent en main, miroir de leur culpabilité à ne jamais donner une parole directe à ces mêmes classes populaires dans leurs colonnes sur des sujets politiques. Si les rappeurs décrivent un constat social, à l’instar des rappeurs dits conscients dont Kery James est la parfaite illustration en France, seulement une exception – par exemple Rockin’ Squat, Keny Arkana, Rocé, Casey, Skapel, VII ou Lucio Bukowski – tient un discours engagé politiquement et elle n’accède pas à des médias de grande diffusion.

Surtout, renvoyer le rap à un discours d’engagement, c’est un moyen pour lui nier une valeur artistique à part entière faite de quarante années d’évolution et de ruptures esthétiques, confortant ainsi les plus réactionnaires dans leur idée que le rap, non, définitivement, ce n’est pas de la musique au sens noble du terme, mais tout au plus un exutoire pour les classes populaires.  L’exposition « Hip Hop 360 » actuellement à la Philharmonie de Paris, dont j’ai écrit les textes et le livre, est ainsi un événement culturel considérant le rap comme une musique – au même titre que n’importe quelle autre, avec sa propre légitimité – et non comme un fait social portant un quelconque message politique. Le rap est traité ainsi au même titre que le jazz, la soul, le rock ou l’électro – cette dernière bénéficiant aussi d’une exposition dans ce temple culturel de la musique en 2019. Plutôt qu’engagé, le rap est engageant grâce à une parole sans filtre, souvent juste, mélodieuse et dont le pouvoir d’attraction auprès de toute une population ne s’essouffle pas, permettant à celle-ci d’accéder à une pratique artistique sans le filtre social excluant de l’apprentissage du solfège ou du chant. Son esthétique évolue constamment grâce aux moyens de sa production sonore en perpétuel changement : pas d’instrument ici, mais d’abord le sampling et l’usage des platines disque, puis l’informatique et l’utilisation de plug-in, sans oublier le traitement vocal entre filtres et Auto-Tune. Si le rap a un engagement à tenir, c’est celui de faire bouger les têtes, et le combat continue.  

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