Faut-il lutter contre les anglicismes dans la langue française ?

📋  Le contexte  📋

Un anglicisme est un emprunt fait à la langue anglaise par une autre langue. Selon le Dictionnaire des anglicismes – Le Colpron, de Constance Forest et Denise Boudreau publié aux éditions Beauchemin (1999), les anglicismes peuvent prendre six formes différentes. Il existe des anglicismes sémantiques (l’introduction de faux-amis et les traductions littérales), lexicaux (l’utilisation d’un mot ou d’une expression anglophone), syntaxiques (le calque de constructions syntaxiques propres à la langue anglaise), morphologiques (les erreurs dans la formation des mots sous l’influence de l’anglais), phonétiques (l’emprunt de la prononciation d’un mot à l’anglais) et graphiques (l’adoption de règles orthographiques ou typographiques suivant l’usage anglophone).

En France, depuis 1992, l’article 2 de la Constitution déclare que « la langue de la République est le français » au premier alinéa. À cela s’ajoute la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite « Loi Toubon ». Elle impose entre autres aux publicitaires d’utiliser la langue française dans leurs opérations de communication publicitaire, marketing et commerciale. Cette loi n’interdit pas l’utilisation d’expressions étrangères, mais exige une traduction des termes étrangers utilisés sur le support commercial. Elle prend en générale la forme d’un astérisque bien visible renvoyant à la traduction du message en français.

Depuis le confinement, les autorités sanitaires nous relaient l’émergence de nouveaux clusters et nous invitent à télécharger l’application StopCovid pour tracker le virus. La start-up nation, elle, demande des feedbacks, réalise des reportings et organise des calls. Tandis que d’autres scrollent, likent, partagent du contenu sur leur smartphone. En bref, les anglicismes se sont immiscés dans nos vies et ce dans toutes les sphères. Mais les anglicismes ne mettent pas tout le monde d’accord. Certains plaident pour leur utilisation, d’autres s’insurgent et dénoncent un appauvrissement de la langue française. Alors, faut-il lutter contre les anglicismes ?

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Le « Pour »
Didier Berberat
Ancien Sénateur suisse, Président de l’association Défense du français, Président honoraire de la Commission de l’Éducation de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie
Effet de mode dangereux

Le français, fort heureusement, est encore une langue vivante. Il est donc normal qu’il adopte parfois des mots et expressions provenant d’autres langues. Il en a toujours été ainsi. Par contre, l’usage immodéré et abusif de termes anglo-saxons est plus un effet de mode qu’une réelle nécessité. Où est donc la valeur ajoutée ?

En effet, notre langue est très riche et il est aberrant d’aller puiser dans la langue anglaise des mots ou expressions qui ont leur équivalant en français. Ainsi, vaincre la pandémie actuelle est un défi plus qu’un challenge et il faut lutter contre les foyers d’infection et non contre les clusters. Si le mot week-end est certes entré dans le langage courant, est-il vraiment nécessaire d’utiliser le terme sale pour les soldes, comme cela est de plus en plus courant en Suisse ? Ce dernier exemple illustre bien le ridicule de la situation, car sale est aussi un adjectif à connotation fort négative.

La situation en Suisse est différente de ce qui se passe dans l’hexagone. Etat fédéral plurilingue, la Confédération helvétique a toujours été très prudente dans la réglementation des langues utilisées, sujet très sensible politiquement. De plus, comme il existe 4 langues nationales et que la population francophone ne représente que 23 % de la population totale, la solution de facilité et la plus économique pour les publicitaires et les entreprises est de choisir, de plus en plus souvent, une lingua franca pour tout le pays, à savoir l’anglais, comme cela est déjà malheureusement le cas au sein des instances de l’Union européenne.

La France a la chance de disposer de la loi Toubon. Cependant, on constate que, de plus en plus, de grandes entreprises telles qu’Air France, La Poste ou EDF utilisent des messages en anglais, et pas uniquement pour leur clientèle étrangère. En matière de publicité, une décision du Conseil constitutionnel a fortement affaibli cette loi, puisqu’il est possible de communiquer dans une autre langue que le français, c’est-à-dire en anglais, pour autant qu’il existe aussi un message en français.

Si on peut comprendre que certains termes concernant des évolutions technologiques puisse se décliner parfois en anglais, on peine à comprendre la raison d’utiliser cette langue dans la publicité, au risque de désorienter les consommateurs, dans un pays uniquement francophone. Nos amis québécois nous montrent d’ailleurs l’exemple de la résistance à ce phénomène.

Il ne s’agit pas de lutter contre l’anglais, qui est une langue de culture, mais bien de défendre notre langue face à une mode qui veut que tout ce qui est moderne et branché devrait forcément s’énoncer en anglais.

Le « Contre »
Shana Poplack
Professeure éminente, titulaire d’une Chaire de recherche en linguistique et Directrice fondatrice du Laboratoire de sociolinguistique à l’Université d’Ottawa, Canada
Chasser les anglicismes ? Restons cool…

Les anglicismes, se désole-t-on, inondent la langue française, la contaminent, la détruisent même. Le français étant parfaitement apte à satisfaire ses propres besoins lexicaux, pourquoi ne pas limiter ces incursions, voire les interdire ? Eh bien, parce que cela ne servirait pas à grand-chose.

En tant que sociolinguiste, j’ai passé des décennies, avec mon équipe du laboratoire de sociolinguistique de l’Université d’Ottawa à documenter la prévalence et les effets des anglicismes sur la langue réceptrice. Nos conclusions : inutile de s’en faire autant. Même s’ils sautent aux yeux (ou aux oreilles), les anglicismes sont très rares. Ils forment en général moins de 1 % du discours total, même là où il y a contact intense entre le français et l’anglais. Les anglicismes sont aussi éphémères. Notre étude de leur cheminement sur un siècle et demi révèle que la grande majorité d’entre eux disparaissent peu après leur introduction. Enfin, qu’ils survivent ou non, ils intègrent dès le départ la structure de la langue réceptrice. Ainsi, on dira « il a scoré » en suivant la structure verbale française (morphologie des verbes du premier groupe au passé composé) plutôt que la structure correspondante anglaise « il scored », qui enfreint la grammaire française.

Grâce à ces trois propriétés : rareté, éphémérité et intégration, qui s’appliquent d’ailleurs non seulement aux anglicismes en français, mais à maintes autres langues en contact, les anglicismes ne sauraient modifier, potentiellement ou effectivement, le « génie » de la langue réceptrice.

Et puis il y a des préoccupations d’ordre logistique. Quels anglicismes sommes-nous prêts à sacrifier? Doit-on soustraire aux dictionnaires des vétérans bien établis comme budget et leader? Cibler plutôt les emprunts plus récents comme feedback ou email ? Ou ne rejeter que les ajouts contemporains (donc plus « choquants ») comme ASAP ou flyer ? Pas si facile de trancher : il n’y a guère de différence linguistique entre ces mots, peu importe leur date d’attestation en français.

Plus important encore, force est de constater que limiter l’usage des anglicismes ne fonctionnera tout simplement pas. Les instances normatives ont certes réussi de façon modeste à modeler la langue écrite, comme en témoigne le sort de l’accent circonflexe ou de l’emploi de la majuscule. Mais l’histoire le confirme : la langue change en dépit de la prescription. Les gardiens de la langue ont toujours décrié l’emprunt lexical, mais ces reproches n’ont eu aucun effet observable sur la langue parlée. Au contraire, l’humanité célèbre la créativité infinie du langage en rafraîchissant régulièrement son vocabulaire. Une partie de ce renouvellement a toujours découlé d’autres langues. En cette ère de mondialisation, il y a peu de chances qu’il en aille autrement.

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