Salaire à vie

Pour ou contre le salaire à vie ?

📋  Le contexte  📋

Le « salaire à vie » ou salaire à la qualification personnelle constitue un mode d’organisation socio-économique qui consiste à verser un salaire à vie à tous les résidents à partir de 18 ans. Le montant de ce salaire universel dépendrait de la qualification personnelle et non plus du poste de travail occupé. Pour faire simple, vous seriez payé toute votre vie d’adulte pour votre capacité à produire de la valeur pour la communauté, que vous occupiez un emploi ou non, et non pas en fonction du poste que vous occupez ou du travail que vous effectuez. Cela aurait pour conséquence mécanique l’abolition du marché du travail, et donc du chômage.

Ce modèle implique également une remise en cause de la notion de propriété privée lucrative de l’outil de travail au profit de la notion de co-propriété d’usage. En effet, dans ce modèle, un individu ou un groupe d’individus ne pourrait pas détenir seul un outil de production. C’est l’ensemble des travailleurs qui seraient des copropriétaires d’usage et des co-gestionnaires de leur outil de travail. Cela signifie que personne en particulier ne peut s’approprier de manière exclusive les profits réalisés par une entreprise.

Avec ce système, il n’y a plus de distinction entre secteurs publics et privés (la distinction n’existe plus, puisque chaque citoyen est copropriétaire de l’ensemble des moyens de production), ni entre secteurs capitalistes et non-capitalistes (le capitalisme étant aboli de facto). La notion de profit disparaît également, la totalité des richesses produites étant détenues par la totalité des travailleurs. La valeur produite est répartie entre tous les citoyens et citoyennes, de manière équitable en fonction de leur degré de qualification personnelle.

La qualification personnelle est un indice attestant d’un niveau d’aptitudes propres à un individu dans un domaine donné, tout comme les grades militaires ou les grades de la fonction publique. Plus vous êtes compétent ou qualifié, plus votre grade augmente et plus votre salaire sera élevé.

Dans le cadre du salaire à vie, ce sont des caisses de cotisation qui seraient chargées de collecter, gérer démocratiquement, puis redistribuer la valeur créée et socialisée. Ces caisses financeraient, à l’instar de celles de la Sécurité sociale actuelle, les aléas de la vie comme la maladie, la retraite, la famille et les accidents professionnels, mais pas seulement. En effet, la totalité (ou la quasi-totalité) de la valeur étant réunie sous forme de cotisations dans différentes caisses selon les différents buts qu’elles poursuivent, ces dernières permettent aussi de payer les salaires de tous les travailleurs salariés ou non, les services publics, les investissements, etc.

Sources : wikipedia.orghttps://wikirouge.netwww.reseau-salariat.info

Absolument pas. Ces deux modèles sont parfois associés ou confondus mais ils sont radicalement différents. Le principe du revenu universel ne suppose pas une fin des institutions capitalistes par une socialisation de l’économie. Le modèle du revenu universel consiste simplement à verser à tous les adultes un revenu inconditionnel et égal pour tous, pouvant s’additionner à un salaire lié à un poste de travail.

La crise sanitaire et sociale que nous traversons actuellement a encore amplifié les inégalités et a plongé de nombreuses personnes dans la précarité. Pour réduire ces inégalités de plus en plus criantes et de moins en moins acceptées socialement, de nombreuses solutions émergent ou refont surface : revenu universel, emploi garanti par l’État, plafonnement des salaires et salaire à vie. Le Drenche vous propose d’explorer toutes ces solutions et d’en débattre, en commençant par la proposition la plus radicale et la moins médiatisée : le salaire à vie ! 

🕵  Le débat des experts  🕵

Le principe du Drenche est de présenter l’actualité sous forme de débats. Le but est qu’en lisant un argumentaire qui défend le « pour » et les arguments du camp du « contre », vous puissiez vous forger une opinion ; votre opinion.
Pour ou contre le salaire à vie ?
Le « Pour »
Bernard Friot
Sociologue et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre, animateur de l’Institut européen du salariat.
Un autre travailleur

Note : ce texte est extrait du livre En travail, conversations sur le communisme, de Frédéric Lordon et Bernard Friot, à paraître aux éditions La Dispute en octobre 2021. 


Dans le capitalisme, que la personne du travailleur soit étrangère au travail, monopole de la bourgeoisie, est un fait qui s’exprime dans sa rémunération, liée strictement à sa mobilisation dans des tâches dont la validation sociale du produit valorise le capital, un produit qu’il n’a pas décidé. Prix de la force de travail, le salaire capitaliste reconnaît les besoins liés à l’exécution de tâches qui sont étrangères au travailleur. L’hétéronomie du travail est centrale, d’où le lien strict entre le salaire et la tâche pour que le capitaliste s’assure de son exécution, et la définition du travailleur comme la personne qui est en train de travailler. Contrainte de quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleuse, à la stricte mesure de ses tâches validées comme productives, la personne reste en permanence étrangère au travail tout en étant en permanence menacée par la non-validation sociale de son produit. Au contraire, dans le mouvement du communisme est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont en permanence enrichies d’une qualification qui, parce qu’elle ne peut pas être remise en cause, les libère de l’aléa de la validation de leur activité.

Le salaire communiste se construit contre l’hétérogénéité du travail. Il endogénéise le travail, c’est là le cœur de son antagonisme au salaire capitaliste : le travail est un attribut de la personne. C’est pour autant qu’il opère cette endogénéisation que le salaire est communiste, c’est-à-dire qu’il exprime le fait que le travail est sorti de sa finalité de
valorisation du capital dans des tâches dont la valeur d’usage est indifférente et auxquelles les travailleurs qui les effectuent sont étrangers. Mouvement concret de sortie du capitalisme, le communisme change totalement le rapport des travailleurs au travail : le travail est dédié à la valeur d’usage et décidé par eux. L’expression dans le salaire de cette révolution de l’endogénéisation du travail, commencée mais évidemment non achevée, d’autant qu’elle fait l’objet d’une contre-révolution capitaliste acharnée, a connu jusqu’ici deux étapes.

Même salaire pour des postes de même qualification, quelle que soit la tâche : le salaire communiste ne reconnaît pas une tâche validée, c’est le début d’une libération de la dépendance à la tâche pour être payé

La première est l’invention du salaire à la qualification du poste de travail, dont la scène principale est la convention collective, née, facultative, en 1919, rendue obligatoire en 1937 et à cause de cela interdite dès 1938 quand le Front populaire explose, et restaurée par la loi de 1950, qui générera une activité syndicale intense jusque dans les années 1970.
L’invention du salaire à la qualification s’est appuyée sur la rencontre, dans l’abstraction capitaliste d’un travail considéré comme « une substance créatrice de valeur » dans l’indifférence à la valeur d’usage produite, des univers jusque-là totalement hétérogènes des ouvriers, des employés, des ingénieurs, des indépendants, et sur le dépassement des logiques de métier. Du coup, il a été possible de prendre tous les postes d’une branche professionnelle et, quel que soit le travail concret auquel ils donnent lieu, de les classer par niveau de qualification, c’est-à-dire de contribution à la production de valeur, et d’y faire correspondre un niveau de salaire. Même salaire pour des postes de même qualification, quelle que soit la tâche : le salaire communiste ne reconnaît pas une tâche validée, c’est le début d’une libération de la dépendance à la tâche pour être payé.

La seconde étape fait passer la qualification du poste à la personne. C’est décisif bien sûr : tant que la qualification est un attribut du poste de travail, la bourgeoisie capitaliste, maîtresse des postes, garde la main. Le passage du poste à la personne s’opère d’abord dans la fonction publique, dont c’est le cœur. Ce qui définit une fonctionnaire, c’est qu’elle est titulaire d’un grade, et c’est à ce grade, attribut de la personne, que le salaire est lié. Il n’y a plus de chômage, le salaire stagne ou progresse mais il ne peut être ni réduit ni supprimé, et il est continué dans la pension de retraite. Le passage de la qualification, et donc du salaire, du poste à la personne s’opère pour une large part en 1946 : c’est en octobre qu’est adoptée la loi Thorez sur la fonction publique d’État ; en juin, un décret de Marcel Paul, qui est en train de nationaliser EDF-GDF, copie le statut des électriciens-gaziers sur celui de la fonction publique, étendant ainsi le champ des salariés à statut, comme à la SNCF ou à la RATP. Ambroise Croizat, quant à lui, transpose pour les salariés du régime général le régime de pensions des fonctionnaires : l’entrée en retraite est le passage de la qualification du poste à la personne même du retraité. De même, la loi d’août 1946 fait des allocations familiales, pour la durée de la minorité des enfants, un salaire des parents, indexé sur celui des ouvriers spécialisés de la métallurgie. Ultérieurement, l’UNEDIC de 1958 assurera un droit au salaire pour les chômeurs, de 33% du salaire brut au départ et porté jusqu’à 57% à la fin des années 1970. Et on observe une forme indirecte de passage de la qualification du poste à la personne dans le droit à carrière de certaines branches professionnelles où on ne peut changer de poste que pour un poste au moins aussi qualifié que le précédent. De sorte que le tiers des plus de 18 ans est aujourd’hui concerné par le salaire à la qualification personnelle, qui libère le travailleur de sa dépendance à la validation aléatoire de sa tâche pour le confirmer, en permanence, comme titulaire d’une qualification.

Cette seconde étape est menacée d’anéantissement par de nouveaux échecs face à la contre-révolution capitaliste du travail. Elle tente actuellement d’en finir avec la pension comme salaire continué et est en train, après avoir réduit considérablement le champ des salariés à statut, de s’attaquer au cœur de la fonction publique, la qualification personnelle. L’expression dans le salaire de l’endogénéité du travail appelle donc une troisième étape, riche d’une sortie des mobilisations actuelles de leur caractère dramatiquement défensif : l’institution du salaire à la qualification personnelle comme droit politique attaché à toute personne adulte de sa majorité à sa mort. L’enjeu étant la mise en place d’un statut communiste du travailleur.

Dans le capitalisme, en effet, est travailleuse une personne en train de travailler (c’est-à-dire de mettre en valeur du capital), et elle est dotée, pour ses périodes de vie adulte avant le travail (l’insertion, comme on dit), après le travail (la retraite) ou entre deux périodes de travail (le chômage), de droits à revenu différé indexés sur sa performance dans le travail. C’est donc un statut lié aux aléas du travail dont la bourgeoisie a le monopole, et qui soumet totalement les travailleurs aux initiatives des capitalistes. Au contraire, le statut communiste en train de se construire sort le travail productif de son hétérogénéité et dote toute personne adulte, jusqu’à sa mort, d’une qualification. Le travail productif devient endogène aux personnes, et être travailleur n’est pas la situation intermittente de personnes en train de travailler avec, pour le reste du temps, des droits à revenu différé ; c’est la situation permanente de tout adulte, en permanence confirmé, de sa majorité à sa mort, dans sa capacité à, et sa responsabilité de, contribuer à cette nécessaire fraction du
travail qu’est le travail productif.

La permanence de la qualification est nécessaire à la souveraineté commune sur le travail d’un autre point de vue fondamental, sa commune évaluation continue : entre autres critères, l’utilité et la qualité de son produit en tant que travail concret et, en tant que travail abstrait, son empreinte écologique, les ressources mobilisées, la pertinence de la division du travail, les effets territoriaux. Cette évaluation existe déjà ou il faut la créer, et surtout la démocratiser en y formant dès l’enfance, de sorte qu’elle soit non plus le sous-produit, craint, récusé, détourné, évité, d’un management qui dépossède les travailleurs de leur puissance sur le travail, mais l’expression même de cette puissance. Ici encore, nous sommes renvoyés à la mise en place d’une inconditionnalité du statut économique de la personne, un statut à confirmer en permanence alors que dans le capitalisme il est éprouvé en permanence.

Cette confirmation permanente des personnes dans leur statut économique, qui les libère de la suspicion dans laquelle les tient l’organisation capitaliste, est la condition, non suffisante mais nécessaire, de la responsabilité des travailleurs sur la production

C’est précisément parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification (et donc d’un salaire) qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation. Prenons un exemple. Le travail de soins est concret : une soignante orthopédique sait poser un diagnostic, interpréter une radio, réaliser un plâtre, opérer une fracture et ces tâches doivent être en permanence évaluées dans leur qualité. Il est également abstrait : la soignante produit de la valeur économique qui va être évaluée par un prix de jour, une tarification à l’acte, déterminés dans une convention avec l’Assurance maladie, ou par un prix de marché si le soin est mené hors convention. Ces deux évaluations, nécessaires, sont marquées par l’aléa : aléa des méthodes d’évaluation d’un travail concret lui-même soumis aux aléas de sa réalisation ; aléa des critères et des pratiques du conventionnement ou du marché des soins. L’inévitable aléa de l’évaluation du travail dans sa double dimension abstraite et concrète ne doit pas avoir d’incidence sur le statut économique de la personne au travail. C’est d’ailleurs la condition pour qu’elle se livre à cette évaluation sans tenter de s’y soustraire ou de tricher. Alors que les grandes entreprises capitalistes sont marquées par une tricherie généralisée, dont la réalité toujours cachée par l’ensemble des acteurs est dans de rares cas révélée – je pense au scandale de das Auto, la tricherie de Volkswagen sur le diesel – la distinction entre validation de l’activité et validation de la personne est au cœur du communisme en cours de construction. Cette confirmation permanente des personnes dans leur statut économique, qui les libère de la suspicion dans laquelle les tient l’organisation capitaliste, est la condition, non suffisante mais nécessaire,
de la responsabilité des travailleurs sur la production.

La permanence de la validation sociale des personnes comme capables de produire de la valeur s’exprime dans un salaire à la qualification attaché à la personne, droit politique inaliénable, évolutif de la majorité à la mort. Le premier niveau de qualification est automatiquement attribué à 18 ans, quel que soit le niveau de scolarité ou le handicap, et la montée en qualification, dans la limite d’un plafond tel que l’échelle des salaires soit de un à trois, est possible jusqu’à la mort par des épreuves portant sur l’expérience professionnelle, sans que le salaire puisse être interrompu ou diminué. On trouve dans ces épreuves, bien sûr, un lien, nécessaire, entre évaluation du travail et progression en qualification, mais il n’a rien à voir avec la suspicion pesant en permanence sur le statut économique de la personne dans le capitalisme. D’une part, la suppression ou le recul de la qualification n’est jamais en cause. D’autre part, une chose est de subir la crainte continue des effets d’une évaluation au jour le jour, autre chose est de se soumettre, de sa propre initiative, deux, trois ou quatre
fois au cours de sa vie, à une évaluation de son travail des 10 ou 20 dernières années, qui ne pourra que laisser en l’état ou faire progresser la qualification.

Le salaire est versé par une caisse de sécurité sociale des salaires, car aucune entreprise ne peut assurer un salaire à vie. Les entreprises cotisent au prorata de leur valeur ajoutée. Actuellement, le revenu disponible des ménages au niveau national (revenus du travail moins impôts plus prestations sociales) est de 1500 milliards, soit 30000 euros par an
pour les 50 millions de résidents de plus de 18 ans. Un salaire moyen de 2500 euros par mois dans une fourchette comprise entre le salaire minimum de 1700 euros, automatiquement acquis à 18 ans, et un salaire plafond de 5000 euros est donc parfaitement réalisable.

A la majorité politique, l’enrichissement de la citoyenneté de doit pas se limiter à l’attribution automatique à tout résident du premier niveau de qualification et donc de salaire, mais contenir aussi […] tout ce qui permettra la coordination de l’activité de production

Le salaire à la qualification personnelle est une composante nécessaire mais non suffisante du travail communiste. Composante nécessaire : je ne vois pas comment la démocratisation des décisions sur la production serait possible sans des producteurs en permanence confirmés dans leur capacité et leur responsabilité de produire de la valeur économique, qui trouve son expression dans le salaire comme droit politique. Composante insuffisante : à la majorité politique, l’enrichissement de la citoyenneté ne doit pas se limiter à l’attribution automatique à tout résident du premier niveau de qualification et donc de salaire, mais contenir aussi le droit de propriété d’usage des entreprises, le droit de co-décision dans les jurys de qualification, dans les caisses de salaire, dans les caisses d’investissement et la création monétaire, dans les collectivités propriétaires patrimoniales non lucratives des outils de travail, bref dans tout ce qui permettra la coordination de l’activité de production. Par conséquent, dès l’enfance, en famille et à l’école, le salaire à la qualification personnelle est inséparable d’une éducation, non seulement à des connaissances et savoir-faire en matière de travail concret sanctionnés par un diplôme, mais aussi à cette responsabilité commune du travail abstrait, et donc, par exemple, de la création monétaire, de la socialisation des valeurs ajoutées des entreprises, des critères de qualification. L’éducation à une telle responsabilité appelle aussi une tout autre socialisation primaire en matière de délibération : nous apprenons à nos enfants à élire des délégués de classe, à s’en remettre à la représentation, alors qu’il faut les initier à la direction collective des entreprises ou des caisses d’investissement.

Le « Contre »
Pierre Khalfa
Economiste, ancien co-président de la Fondation Copernic et membre du Conseil scientifique d’Attac.
Le salaire à vie, une théorisation fragile aux implications politiques hasardeuses

L’idée du salaire à vie défendue par Bernard Friot peut paraître à première vue séduisante. S’il s’agissait de garantir à toutes et à tous un revenu décent leur permettant de vivre, cette idée ne poserait pas de problème. Mais il s’agit en fait de tout autre chose.

Bernard Friot cite à l’appui du salaire à vie l’exemple de la pension de retraite, qui constituerait le salaire correspondant à l’activité du retraité. Faut-il alors priver de pension les retraités qui sont dans l’incapacité de travailler, ou ceux qui ont simplement envie de ne rien faire ? Pour Bernard Friot, c’est une « erreur qui consiste à dire que ce sont les cotisations actuelles des autres, des actifs, qui financent ma retraite d’aujourd’hui (1)». Pourquoi alors revendiquer comme il le fait « une hausse considérable du taux de cotisation (2)» et donc augmenter le prélèvement sur les actifs, au détriment d’autres possibilités, si les retraités créent la richesse monétaire qui les rémunère ? Au-delà de cette contradiction, il dénonce « l’illusion de la solidarité intergénérationnelle (3)», alors même que cette dernière est un des fondements des sociétés humaines. Dans le cas des retraites, le travail fourni par les générations qui partent à la retraite bénéficie aux générations suivantes et ces dernières prennent en charge les retraités. Nier cette réalité, c’est affaiblir considérablement le combat pour défendre la répartition.

Il affirme que « poursuivre le combat de la pension de retraite comme salaire continué implique que la carrière ne s’arrête pas à l’âge de la retraite. Les retraités qui souhaiteront progresser en qualification, et donc en niveau de pension, devront pouvoir le faire. (4) » Et Bernard Friot de proposer de « dégager les retraités des responsabilités opérationnelles afin de les confier aux plus jeunes : les retraités auront alors la liberté d’explorer des chemins nouveaux pour le travail (5)». La distinction entre retraite et vie active disparaît ainsi. Or, les classes dirigeantes tentent aujourd’hui d’imposer un recul toujours plus important de l’âge de départ à la retraite et d’effacer la distinction entre retraite et vie active comme le montrent les dispositifs de cumul emploi/retraite. Comment ne pas voir que les propositions de Bernard Friot risquent d’entrer en résonance avec ce type de propositions ? Certes, on ne peut le soupçonner d’y être sensible, mais comme on le sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

La confusion est totale entre la production de soin par les soignants qui est créatrice de valeur ajoutée, et la prestation reçue par le malade qui relève de la redistribution des revenus

Bernard Friot part d’un constat juste (le capitalisme soumet toutes les forces de travail à la loi du profit), mais son raisonnement confond le travail productif qui prend place dans l’emploi et les autres activités. Si, comme il l’affirme, le retraité, le chômeur, produisent la valeur des prestations qu’ils reçoivent, pourquoi faudrait-il des cotisations prélevées sur les salariés ? La confusion est totale entre la production de soin par les soignants qui est créatrice de valeur ajoutée, et la prestation reçue par le malade qui relève de la redistribution des revenus.

Mais qu’est-ce que le salaire pour Bernard Friot ? C’est la mesure de la qualification : « À chaque niveau de qualification correspond un salaire (6)». Il fait de la qualification le fondement du salaire. Et de proposer que « chacun démarrera à 18 ans avec le niveau 1 de qualification qui lui sera automatiquement attribuée quel que soit son niveau scolaire (7)», le passage au niveau supérieur se faisant avec un examen d’évaluation par un jury, Bernard Friot envisageant quatre niveaux de qualification, chacun correspondant à un niveau de salaire.

Il considère que les catégories de la fonction publique correspondent à des niveaux de qualifications. Or il n’en est rien

Dans ce cadre, son modèle est celui de la fonction publique d’État marquée par la séparation du grade et de l’emploi. Il considère que les catégories A, B, C, D de la fonction publique correspondent à des niveaux de qualifications. Or il n’en est rien. Ces catégories correspondent à une capacité, mesurée (à tort ou à raison) par la réussite à un concours, d’occuper un poste d’un certain niveau hiérarchique. La qualification pour occuper un poste de travail concret est donnée par la suite lors de la formation initiale.  Le fonctionnaire peut passer ainsi d’un poste à un autre de même niveau hiérarchique avec le même grade, la qualification pour occuper ce poste lui étant délivrée lors de sa formation.

Ce premier contresens en entraîne chez lui un second. Contrairement à ce qu’il affirme, ce n’est pas « la qualification de la personne du fonctionnaire dans son grade (8)» qui lui permet d’avoir un salaire à vie, mais la décision politique de lui accorder, non pas « un salaire à vie », mais la garantie d’un emploi correspondant à son grade pendant sa vie active. La séparation du grade et de l’emploi, et non pas la qualification, n’est que la modalité technique pour mettre en pratique cette décision politique. Dans la fonction publique, l’administration a l’obligation de fournir un emploi qui évidemment correspond à un poste de travail concret, l’État ne payant pas les fonctionnaires à ne rien faire. En prenant l’effet pour la cause, Bernard Friot se trompe de cible et nous entraîne dans une voie sans issue.

Le risque est ici l’instauration d’une cassure dans la société entre ceux qui se contenteront de toucher ce « salaire à vie » sans postuler à un emploi et les autres

En fait, le terme « qualification », tel qu’employé par Bernard Friot, n’a pas de sens, puisqu’il n’a aucun rapport avec l’exécution d’une tâche précise, ni même avec aucun savoir-faire. Il indique simplement un niveau de rémunération décidé politiquement et donné automatiquement à partir de 18 ans indépendamment du niveau scolaire. Bernard Friot pourrait supprimer tous ses développements sur la qualification, sans rien changer à ses propositions. Deuxième problème, l’emploi : le niveau de « qualification » donne un niveau de salaire qui sera automatiquement versé, que la personne occupe ou non un emploi. Le risque est ici l’instauration d’une cassure dans la société entre ceux qui se contenteront de toucher ce « salaire à vie » sans postuler à un emploi et les autres.

Au-delà de ces théorisations hasardeuses, ce sont les conséquences politiques de ses positions qui posent problème. Nous avons noté plus haut que ses positions sur la question des retraites affaiblissent politiquement et idéologiquement la bataille pour la répartition. Mais Bernard Friot ne s’arrête pas là. Il dénonce la réduction du temps de travail : « Travailler moins pour travailler tous est un mot d’ordre réactionnaire (9)», écrit-il, refusant pêle-mêle partage de la valeur ajoutée et partage du travail. De plus, sa conception du salaire lui fait dédaigner la bataille pour le pouvoir d’achat des salariés car, nous dit-il, il faut  se « défaire de sa lecture (du salaire) en terme de pouvoir d’achat (10)». Dans un ouvrage, il s’en prend vivement à ce qu’il nomme « les conduites d’évitement (11)». Sous cette expression, il dénonce pêle-mêle la lutte pour le service public (au nom de la fonction publique !) et celle contre les inégalités, l’exigence d’un pôle public bancaire, le financement des emprunts publics par la banque centrale, l’exigence d’une allocation autonomie pour la jeunesse et celle d’une révolution fiscale, le combat pour une autre répartition de la richesse produite… 

Bref, rien ne trouve grâce à ses yeux, si ce n’est sa propre perspective. Tout ce qui fait aujourd’hui objet d’affrontements concrets avec la logique néolibérale est condamné sans appel car contradictoire avec la perspective du salaire à vie. Mais surtout, toute la logique de Bernard Friot vise à éviter de se poser la question de l’emploi : « Se battre pour l’emploi, c’est se tirer une balle dans le pied » nous dit-il. Le risque d’une telle position est d’être purement idéologique et de laisser les salariés désarmés dans les batailles concrètes face aux attaques qu’ils subissent. 

(1) L’enjeu des retraites, p.124.
(2) Emanciper le travail, op. cit., p.141.
(3) L’enjeu des retraites, p. 124.
(4) Bernard Friot, Emanciper, le travail. Entretiens avec Patrick Zech, p.135.
(5) Op.cit, p.135.
(6) Op.cit p. 64.
(7) Op.cit, p 77.
(8) Op.cit, p. 37.
(9) Vaincre Macron, p.88.
(10) L’enjeu du salaire, p. 45.
(11) Emanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, p. 100 et suiv.
(12) Op. cit., p.105-106.

 

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