📋 Le contexte 📋
La loi contre les contenus haineux sur Internet, ou appelée « loi Avia » est portée par la députée Laëtitia Avia. Cette loi vise à « mettre fin à l’impunité » de la haine présente en ligne, et ainsi à lutter contre la publication et le partage de contenus insultants, haineux ou encore discriminants. Cette loi met en place plusieurs mesures : l’obligation pour les plateformes et moteurs de recherche de retirer sous 24H les contenus « manifestement » illicites et d’en notifier le retrait ; la mise en place d’un bouton de signalement ; la possibilité de mettre des amendes aux plateformes non coopératives… Sources : Vie publique, l’Express
Cette loi est soutenue par les organismes tels que la LICRA, Respect Zone, SOS homophobie, SOS Racisme… Mais elle a aussi ses réfractaires. La loi fait peur, notamment parce qu’elle pourrait entraîner des censures. En effet, les plateformes auront à charge de régulariser le contenu et elles pourraient supprimer des contenus n’entrant pas dans cette juridiction. L’équilibre des droits et libertés fondamentales est donc mis en jeu pour certaines organisations (comme Change.org, le Conseil national des barreaux, ou encore Wikimédia France).
Le texte a été adopté par l’Assemblée nationale le 13 mai 2020, avec 355 votes POUR, 150 CONTRE et 47 abstentions. Le contexte de vote de cette loi fait débat puisqu’elle a été votée en pleine crise sanitaire, lorsque l’attention de l’opinion publique était focalisée sur l’urgence sanitaire. De plus, le jeudi 18 juin, le Conseil constitutionnel a censuré le cœur de la loi Avia, jugeant que certaines de ses dispositions portent atteintes à la liberté d’expression et mettant ainsi à mal la loi qui devait entrer en vigueur le 1er juillet.
🕵 Le débat des experts 🕵
La crise sanitaire nous a démontré, si besoin en était, combien internet peut être au cœur de notre relation à l’autre. Lorsque nous étions confinés, les réseaux sociaux ont assuré la continuité de nos relations sociales, prouvant ainsi à quel point ces plateformes sont des lieux d’échanges, de communication et d’information. Mais avec cette augmentation de l’usage des réseaux sociaux, nous avons aussi été tous témoins de l’exacerbation de la face sombre d’internet, celle qui fait que les réseaux sociaux sont le premier lieu d’expression de la haine et sont un vecteur considérable de cette haine, via la viralité des plateformes. Selon le rapport France Digitale de mai 2020, les commentaires haineux ont augmenté de 56 % durant la période de confinement. Qu’elle soit raciste, antisémite, anti-musulmans, homophobe, transphobe ou encore sexiste, l’idéologie haineuse trouve un terreau propice à sa prolifération sur Internet et en particulier sur les réseaux sociaux dont le modèle même encourage à la propagation d’une haine partagée, « retweetée », « likée » en masse. Internet devient un lieu de détestation de l’autre, de violence et de discrimination. Chaque « like » ou « retweet » d’un commentaire haineux est un nouveau coup porté à ceux qui sont la cible de cette haine, en raison de leur couleur de peau, de leur religion, de leur sexe ou encore de leur orientation sexuelle. Ce qui n’est pas toléré dans la rue ne doit pas l’être sur Internet. Derrière ce principe accepté unanimement, quels moyens pour assurer la protection et l’effectivité de nos droits dans la sphère numérique ? Car celui qui hurle une insulte raciste en pleine rue risque tant des condamnations pénales que celles, sociétales, liées à la désapprobation générale. Or, lorsqu’on ignore la multitude de contenus haineux sur les réseaux sociaux, on ne fait qu’alimenter et consolider l’impunité dans la sphère numérique – ce qui est délétère au regard de la place que prennent ces plateformes dans notre quotidien. Face à ce fléau, il est urgent que chacun se saisisse de ce débat de société et que nous nous donnions les moyens d’agir sur ceux qui concourent à la haine en ligne : les plateformes, qui doivent être responsabilisées, et les délinquants auteurs de contenus haineux, qu’il faut poursuivre en justice. C’est un combat de longue haleine, que nous avons engagé avec détermination et que nous poursuivrons avec exigence. Nous le devons aux victimes et témoins de la haine en ligne.
Le racisme, l’antisémitisme ou l’homophobie ne sont pas des opinions, mais des délits réprimés par la loi, qu’ils se manifestent dans la rue ou dans une publication sur internet.
Ce sont les algorithmes des plateformes en ligne qui donnent aux contenus haineux leur viralité et leur puissance à l’encontre des personnes qui en sont victimes. Dans ce contexte, les auteurs de propos ou contenus haineux évoluent dans une quasi-impunité sur internet. C’est pour répondre à la détresse de nombreuses victimes de haine en ligne que nous avons adopté cette loi; pour que ce qui n’est pas toléré dans l’espace public cesse de l’être sur internet.
Au delà du volet répressif, en tant que rapporteure pour avis de la Commission Affaires culturelles et Education, j’ai souhaité renforcer le volet préventif en intégrant des modules de sensibilisation à la haine en ligne dans les programmes scolaires et la formation des enseignants.
Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil Constitutionnel a censuré l’article 1er de la loi visant à lutter contre les contenus haineux. Cette décision va désormais servir de guide pour améliorer le dispositif prévu initialement, dispositif que nous savions inédit et donc perfectible.
Cette loi a permis de susciter une réelle prise de conscience et une mobilisation autour de la lutte contre la haine en ligne. Elle est le fruit d’un grand travail de concertation avec les associations spécialisées dans la lutte contre les discriminations qui sont dans l’attente d’une réponse à la hauteur de la violence de ces comportements.
Les débats sur la loi ont permis d’acter la création d’un observatoire de la haine mais aussi d’un parquet numérique spécialisé qui verront le jour dès le début de l’été. Ces deux nouvelles instances, qui répondent à des besoins de terrain, vont contribuer à une meilleure protection des internautes victimes.
Il ne viendrait à l’idée de personne de contester l’objectif de la proposition de loi sur la lutte contre les contenus haineux. En revanche le dispositif proposé est, en l’état de son parcours législatif, fortement discutable. Peu d’efficacité et d’efficience en perspective, et des effets liberticides. Ce texte ne règle en aucun cas le problème de l’identification de ceux qui émettent des contenus haineux. Des individus, des groupes ou réseaux pourront toujours sévir via un compte facebook aux Îles Caïmans par exemple, et un bon VPN. Le « trollage » a de beaux jours devant lui. Le dispositif s’applique aux plateformes de plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. Quid de celles avec peu ou prou de CA mais qui génèrent un nombre important de vues ? Quel est le critère le plus pertinent ? La fréquentation ou le CA ? La fréquentation. Plus elle est grande, plus les risques le sont. Vu le montant des sanctions, les plateformes ne voudront prendre aucun risque. On assistera à une multiplication des plaintes, en premier temps et, très rapidement, à une modération dont le niveau de tolérance sera d’autant plus faible que sa baisse sera amplifiée par l’utilisation d’algorithmes auto-apprenants. C’est laisser le champ libre à une standardisation et une uniformisation des contenus, et confier aux GAFA, des acteurs privés dont on conteste l’omnipotence, le soin d’être les gendarmes du Net. Comment alors contester une modération excessive ? Lorsqu’une plateforme procède à un retrait, l’auteur du contenu mis en cause doit pouvoir lui aussi le contester dans un court délai. C’est une question d’équilibre des droits entre les parties. Or ce dispositif ne le garantit pas. Dans sa dernière évolution, le texte permet à des mineurs victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux de se faire représenter par des associations pour signaler les contenus problématiques. Une excellente initiative réclamée depuis le début. Malheureusement, il est aussi prévu une information systématique des parents des mineurs par ces mêmes associations. Si le contenu incriminé porte sur l’orientation sexuelle ou une pratique sexuelle active du mineur, est-on sûr en procédant ainsi de le protéger, quand on sait que de telles révélations sont une cause importante de violences au sein des familles ? J’en doute. Nous disposions déjà de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, un système bien rôdé disposant d’une jurisprudence abondante, laissant tout son rôle à la justice. Une modernisation de ce dispositif, avec une réflexion au niveau européen, aurait été sans conteste un vecteur législatif plus approprié.
Comme le rappel la Quadrature du Net : « Alors que la loi exigeait initialement de retirer les contenus illicites en 24 heures, elle impose désormais aux plateformes de retirer en une heure les contenus que la police lui signalera comme relevant du terrorisme ou d’abus sur mineurs. La police décidera seule des contenus relevant du terrorisme – sans le contrôle d’un juge. »
Dans sa configuration le délai de retrait d’un contenu signalé par la police est irréaliste, le montant des amendes encourues exorbitant – la loi prévoit une amende pouvant s’élever jusqu’à 1,25 million d’euros – Cette loi signe ainsi la mise en place d’un processus de censure confronté à trois problématiques majeures mettant en péril la liberté d’expression :
– La subjectivité humaine : un fonctionnaire jugera seul de ce qui relève d’un contenu délictueux.
– Dans un processus décisionnel de censure, à l’instar de la loi renseignement, nous notons la poursuite de la marginalisation (l’exclusion) du juge judiciaire le gardien des libertés fondamentales, le protecteur de la liberté individuelle (art. 66 C).
– Nous pouvons craindre, qu’en termes de maîtrise du risque, l’approche la plus pragmatique d’une plateforme sera de pousser le curseur de la censure automatisée à son plus haut niveau !
Les termes « séditieux » et « subversifs » ont été régulièrement utilisés par le pouvoir. Le ministre de l’Intérieur lui-même en a fait usage pour qualifier (disqualifier) des Gilets jaunes. Ne peut-on pas imaginer que le hashtag #GiletsJaunes, sous une telle loi, aurait rapidement pu faire l’objet d’une censure proactive afin d’empêcher la population de s’organiser ? Il eût été facile pour la gouvernance d’invoquer la naissance d’un mouvement de sédition, et d’exiger ipso facto la censure proactive de ce hashtag afin d’empêcher les citoyens se revendiquant de ce dernier de pouvoir s’organiser sur les plateformes.
Fantasme ? Pas le moins du monde : une loi russe promulguée par le président Vladimir Poutine – qui a le mérite de la clarté – (sic) sanctionne « toute offense faite à l’État ».
La loi avia dispose de tous les leviers pour permettre « légalement » de censurer des contenus dérangeants pour le pouvoir. L’inquiétude est grande !
Ce ne sont pas moins de 12 organisations non gouvernementales qui ont lancé un appel contre la loi Avia. Du Conseil national du numérique à la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, en passant par la Quadrature du Net, tous sont unanimes à propos de la dangerosité que cette loi représente pour notre liberté d’expression.
J’ajoute ma voix à cet appel. Car comme Mike Godwin : « Je m’inquiète pour le jour où, dans 10 ou 15 ans, ma fille me demandera : “Papa, tu faisais quoi quand ils ont censuré la liberté de la presse sur Internet ?” »