Faut-il des statistiques ethniques en France ?

Numéro 1

S’informer

Que sont les statistiques ethniques ?

L’expression « statistique ethnique » désigne le fait, lors d’une étude statistique, de prendre en compte ou de documenter l’ethnie des personnes considérées dans l’étude.

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU définit une ethnie comme un groupe d’humains , qui, sans être un Etat, présente de longue date plusieurs de ces caractéristiques : une langue propre, un nom collectif, des traits culturels originaux, et une identité revendiquée et assumée. La subjectivité de plusieurs de ces critères fait que la définition même d’une ethnie est sujette à controverse.

Que dit la loi en France au sujet des statistiques ethniques ?

La loi française ne définit pas la notion d’ethnie. Seules les catégories suivantes sont définies par la loi : les Français (ayant la nationalité française), les étrangers (ne la possédant pas) et les immigrés (personnes nées étrangères à l’étranger et vivant en France).

La question des statistiques ethniques a fait l’objet de nombreux débats depuis les années 1990, où elle a commencé à occuper les titres de presse.

Plus récemment, à l’occasion de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile de 2007, le Conseil constitutionnel a été saisi et a statué sur la question.  Dans sa décision du 15 novembre 2007, il indique que si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race. 

Cela signifie qu’en France :

  • il est autoriser de collecter des données anonymes pour des enquêtes statistiques, uniquement pour des études nécessitant de relever des critères objectifs liés à l’ethnie comme la couleur de peau, la religion, etc, (comme une étude sur les discriminations, par exemple).
  • il est interdit de collecter des données personnelles faisant apparaître l’origine ethnique, au nom de la Constitution qui précise qu’il ne saurait y avoir de distinction de race, de religion ou de croyance entre les citoyens.
Pourquoi en parle-t-on en ce moment ?

Suite aux événements de Charlie Hebdo, le Premier ministre Manuel Valls a parlé dans son discours du 20 janvier « d’apartheid territorial, social et ethnique ».

Le député UMP, Benoist Apparu, a réagi à ces propos en appelant à ouvrir le débat sur le sujet et à autoriser les statistiques ethniques pour, selon lui, permettre une « politique de peuplement, pas seulement une politique du logement et de l’habitat », et pour « lutter contre la ghettoïsation ». Ces propos ont entraîné de nombreuses réactions et prises de position dans la classe politique, dont celle du président François Hollande, pour qui cela « n’apporterait rien ».

Numéro 2

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29 janvier 2018
LE « POUR »

Les catégories ethniques sont entrées dans les mœurs statistiques françaises

Billet rédigé par :

Michèle Tribalat

Institut National d'Etudes Démographiques (INED) Dernier livre paru : Assimilation, la fin du modèle français, Ed. du Toucan, 2013
https://www.ined.fr/fr/recherche/chercheurs/Tribalat+Mich%C3%A8le

Je suis étonnée du rebondissement périodique de cette question. En effet, ces statistiques existent déjà. L’Insee a introduit, dans ses grandes enquêtes (enquêtes Emploi, enquête famille de 2011), des questions sur le pays de naissance et la nationalité de naissance des parents qui permettent de distinguer immigrés et enfants d’immigré(s).

 

La question des statistiques dites ethniques s’est posée à la fin des années 1980 (http://www.ined.fr/fr/publications/population-et-societes/immigres-etrangers-francais-l-imbroglio-statistique/), lorsqu’il est apparu indispensable de disposer de données allant au-delà de la nationalité. En effet, parmi les étrangers qui s’installent en France, certains repartent quand d’autres y font leur vie. Certains d’entre eux prennent la nationalité française. J’ai donc « milité » auprès de l’Insee pour que les données statistiques retiennent la catégorie « immigrés » (ceux qui sont venus en France qu’ils soient encore étrangers ou non) plutôt que  celle d’« étrangers ». Cette idée, relayée par le Haut Conseil à l’intégration, a fini par entrer dans les mœurs statistiques. L’Insee a introduit explicitement la catégorie « immigrés » lors de la publication du recensement de 1999.

 

Par ailleurs, ces immigrés fondent des familles en France où ils ont des enfants. Il faut donc disposer de données par génération : immigrés, première génération née en France (enfants d’immigré(s)), deuxième génération née en France (petits-enfants d’immigré(s)). Généralement, les données disponibles se limitent aux immigrés et aux enfants d’immigré(s). Cette distinction, elle aussi, a fini par entrer dans les mœurs statistiques françaises. Mais, c’est également vrai pour nombre de nos voisins européens qui, sous une forme ou sous une autre, distinguent ces deux générations. C’est le cas de la Norvège, du Danemark, des Pays-Bas, de la Suède, de l’Allemagne et de l’Autriche. Tous ont compris qu’il fallait collecter ces données pour avoir quelque chance de comprendre les effets démographiques de l’immigration étrangère, mais aussi l’intégration des populations apportées par cette immigration.

 

Il reste à introduire la collecte du pays de naissance et de la nationalité de naissance des parents dans les enquêtes annuelles de recensement. Un récent rapport du Sénat recommandait de le faire tous les cinq ans. Mais, en fait, avec le nouveau système de « recensement », il faut collecter ces données tous les ans pour pouvoir en disposer tous les cinq ans. Une telle collecte serait très utile pour mieux cerner les concentrations locales.

 

Ces statistiques ethniques sont avant tout un outil de connaissance. Connaissance que ne peuvent fournir les données sur les seuls étrangers qui conduisent à des analyses biaisées : ceux qui deviennent français sortent de l’observation et les enfants d’immigrés qui naissent avec la nationalité française à la naissance aussi. Cela aboutit à une évaluation très faussée des effets démographiques de l’immigration étrangère.

 

Pour donner une idée, en 2011, la population étrangère âgée de moins de 60 ans représente 5,5 % de la population en France métropolitaine. La population d’origine étrangère du même âge sur trois générations (immigrés, enfants d’immigré(s) et petits enfants d’immigré(s)) rassemble près de 30 % des habitants. Le suivi de la population étrangère ne peut rien dire non plus de l’évolution des comportements au fil des générations. Quelles professions occupent les enfants d’immigrés de telle origine par rapport aux immigrés de même origine, par rapport à la génération de leurs parents et par rapport aux natifs au carré (nés en France de deux parents nés en France) par exemple ?

La mesure et l’évolution des concentrations ethniques locales, dont on sait qu’elles favorisent la vie en vase clos, est elle-aussi très utile.

LE « CONTRE »

Les dangers des statistiques ethniques

Billet rédigé par :

Hervé Le Bras

Directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) Co-auteur de Le Retour de la race - Contre les "statistiques ethniques"

Le débat sur les statistiques ethniques a été obscurci par le vague de ce terme. Il existe, en effet, plusieurs formes de statistiques ethniques. Une première catégorie comprend les statistiques recueillies dans les recensements et les actes d’état civil de certains pays comme les États-Unis, la Russie ou l’Afrique du sud. Une seconde catégorie est constituée par des enquêtes nationales comme celle de l’Ined et de l’INSEE en 1992-93 (MGIS). Enfin, une troisième catégorie, tous les travaux monographiques menés dans le cas de recherches précises, par exemple l’enquête de Fabien Jobard et René Lévy sur les contrôles aux faciès. En France, les deux commissions de spécialistes  (COMED et CARCED) qui ont planché sur le sujet sont tombées d’accord pour proscrire la première catégorie et laisser toute liberté à la troisième. Elles s’opposent, en revanche, sur la catégorie intermédiaire, la CARCED la récusant, la COMED la recommandant.

Résumons les cinq arguments qui structurent le débat en France :

– Pour peu que l’on cherche, il existe déjà de nombreuses données sur l’origine nationale des personnes résidant en France (lieu de naissance, nationalité à la naissance, composition des ménages dans les enquêtes de recensement, suivi des individus dans l’échantillon démographique de l’INSEE). A intervalles proches, l’INSEE publie un ouvrage reprenant les enquêtes traitant de l’immigration. La dernière livraison intitulée « Immigrés et descendants d’immigrés » comporte 260 pages de chiffres et de graphiques provenant de sources très diverses.

L’obligation faite aux individus de se situer dans une catégorie ethnique (ethno-raciale aux État-Unis) les conduit à intérioriser une appartenance ethnique ou raciale. C’est le risque performatif dans lequel ce qui était au départ une convention devient progressivement une réalité vécue. Le cas le plus remarquable est celui de l’Afrique du sud qui, à la cessation de l’apartheid, a supprimé les statistiques ethniques, puis dix ans plus tard, les a rétablies car les sud-africains continuaient à se définir selon leurs anciennes catégories.

Une fois institutionnalisée, la statistique ethnique est très difficile à remettre en cause pour la raison performative qui vient d’être donnée. Non seulement les individus se pensent en termes de communautés distinctes, mais des droits spécifiques sont attachés à certaines catégories. Remettre en cause l’ensemble est presque impossible. L’un des directeurs du Bureau of Census américain, Kenneth Prewitt a récemment publié un ouvrage dans lequel il expose la voie lente à suivre pour libérer son pays des statistiques ethno-raciales, voie qu’il a initiée en remplaçant progressivement les catégories raciales et ethniques par les pays d’origine.

Dans quelle catégorie ranger les enfants d’unions mixtes ? En France, 40 % des enfants d’immigrés sont issus d’un couple mixte. Doivent-ils choisir entre l’origine du père et celle de la mère ? Et que dire des ancêtres plus éloignés ? Aux État-Unis, depuis 2000, les individus peuvent cocher autant de cases de la classification qu’ils le désirent (il y a 5 cases principales). Cependant, les statistiques publiées regroupent les cas, mettant par exemple tout enfant d’un blanc et d’une autre race ou ethnie dans le groupe de l’autre race ou ethnie  (« one drop of blood rule »), ce qui maintient le compartimentage des grands groupes.

Dans un régime démocratique, l’utilisation des statistiques ethniques à des fins contraires à la liberté et aux droits des individus ne semble pas constituer un risque fort. Mais, lorsque un régime dictatorial se met en place, il peut utiliser les statistiques ethniques pour retirer des droits à certaines populations, les exclure, les chasser voire les détruire physiquement. Cela s’est vu en Europe, il y a peu de temps. Or, dans toute l’Europe, les partis prônant des mesures autoritaires ont le vent en poupe. Certains demandent déjà la dénaturalisation de citoyens d’origine différente, donc à terme leur expulsion si on leur retire leurs papiers. Si ces partis, une fois arrivés au pouvoir, échouent, vu l’inanité des politiques économiques et sociales qu’ils proposent, ils peuvent être remplacés par de plus durs encore. En période de crise, l’isolationnisme et le repli identitaire tendent à devenir le refuge fantasmé de la masse. La statistique ethnique ne peut que renforcer cette tendance.

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