📋 Le contexte 📋
L’art urbain, ou le Street art est un mouvement artistique et aussi une mode d’expression artistique qui se développe à partir du XXème siècle, et surtout dans les années soixante dans le monde. Il hérite de la publicité et des avant-gardes politiques. Derrière son nom, on retrouve toutes les formes d’art réalisées dans l’espace public et l’art urbain regroupe de nombreuses techniques différentes : graffiti, pochoir, mosaïque, sticker, affichage, collage… jusqu’aux tricots urbains par exemple. C’est un ensemble très vaste, sans réelle unité formelle : de Futura à Miss. Tic, Ernest Pignon-Ernest à JR… le dénominateur commun est que cet art prend forme dans la rue.
L’art urbain est souvent porté par des artistes qui se posent en rupture avec l’institution et le marché, et s’affirme aussi parfois comme une “quête de reconnaissance des laissés-pour-compte”. En tous cas, il y a un côté “illégal” ou “à peine légal” (c’est le titre d’une exposition de l’artiste Banksy), qui vaut à de nombreux artistes des arrestations et des procès : l’art urbain navigue entre vandalisme et commande, entre le marché de l’art et le refus de prendre l’art comme une marchandise.
C’est cette ambiguïté derrière l’art urbain qui pousse au débat. En effet, il n’est pas que de l’art “à la marge”, et n’évite pas toujours le mercantilisme, les commandes publiques et peut aussi être apprécié dans les musées et les galeries d’art. Cela peut être critiqué de la part de certains artistes, qui accusent l’appréciation à deux niveaux de cet art (délit dans la rue et célébré dans les musées). Pour d’autre, comme tout art, il faut envisager la possibilité de le développer, le présenter dans ces lieux réservés aux œuvres d’art sans pour autant le dénaturer.
🕵 Le débat des experts 🕵
Aujourd’hui, l’art urbain est considéré comme une pratique alternative à l’art des galeries et des musées en raison de son nom. Cette opposition entre un art de ville et un art de musée est, cependant, problématique, autant parce qu’elle empêche de comprendre la place que l’art urbain occupe dans l’histoire de l’art, que parce qu’elle cache à notre vue l’importance des liens qui existent dans ce milieu entre pratique d’atelier et pratique de la rue.
Historiquement, l’art n’a pas toujours été une production destinée au white cube, aux musées et aux galeries. Pendant l’Antiquité, fresques et statues recouvertes de peinture ornaient l’espace public. Cette tendance perdure au Moyen-Âge et continue même pendant la Renaissance. Alors que s’installe le mythe d’une Antiquité blanche comme le marbre, l’Église commande aux artistes de peindre les histoires des saints sur ses murs. Au XIXe siècle, les habitants de nombreux villages se taxent pour financer la réalisation de statues de vierges sur leurs places. Le crownfunding est né ! Des Avant-gardes russes, qui produisent les défilés de la Révolution, aux murs d’Amérique Latine, d’Eugène Atget et Berenice Abbott, qui photographient Paris et New York, au Land Art, sans oublier Guy Debord et le Situationnisme, le ville reste centrale dans la pensée artistique du XXe siècle.
Cette idée d’un art de galeries et de musées, qui s’oppose à un art urbain, apparaît pendant la révolution industrielle et traduit la crainte d’une civilisation bourgeoise, qui domine les villes, mais s’en tient le plus possible à l’écart, car l’urbain reste le lieu d’où surgissent les révoltes. Palais, opéras et musées constituent le cadre de vie de ce nouveau pouvoir, qui invite les artistes à s’y produire, jusqu’au jour où l’urbanisation de masse et l’invention d’Internet changent à jamais les règles du jeu.
Au détour de 2000, les villes deviennent ainsi le territoire où se définissent les contours d’une nouvelle culture de masse, qui n’impose en aucun cas aux artistes urbains de renoncer à une production d’atelier. Dès lors, ces derniers multiplient les allers-retours entre la ville, les ateliers et les musées, tout comme les musiciens, qui passent du studio aux lives dans les salles de concert ou les festivals. Car ce qui change, au final, n’est pas la nature profonde de leur art, mais la veste qu’ils choisissent en fonction du public, du lieu ou simplement du mood avec lesquels ces nouvelles rockstars des arts visuels décident de s’exprimer.
L’artiste urbain privilégie l’action, l’instant, le présent. La rue lui offre une immédiateté, une liberté de geste. Ce qui est essentiel pour l’artiste urbain n’est pas le motif que l’on pourrait transposer sur une toile, mais l’acte et le lieu de création.
L’art urbain ne recherche pas la permanence, inhérente au musée ou à la galerie d’art, mais l’action propre à la ville. L’artiste urbain choisit d’investir la réalité d’une façon événementielle, réalité avec laquelle il est en relation étroite. La rue lui offre un grand potentiel suggestif, poétique, symbolique, une histoire, une actualité qui va enrichir son œuvre. Il donne ainsi un sens à son œuvre tout autant qu’au lieu.
Par sa présence, ici et maintenant, l’art urbain abolit les barrières spatio-temporelles entre création et perception de l’œuvre. Il n’y a alors plus d’intermédiaire entre l’œuvre et son artiste et entre l’œuvre et son spectateur. Autrement dit, il n’y a plus de médiateur, de discours plus ou moins officiel sur l’œuvre d’art. L’œuvre est immergée dans une réalité concrète. Elle investit le quotidien de tous les passants. Elle interpelle les travailleurs pressés par le temps, les flâneurs et voyageurs perdus dans les dédales des rues. Car l’espace est alors modifié, réactivé par l‘œuvre. Le regardeur est libre de faire des associations, de s’approprier l’image, de la vivre, de s’en étonner, de s’en émerveiller, de s’en inquiéter, de s’en offusquer ou même en être indifférent. L’art urbain manifeste simplement une présence. L’œuvre est perçu par le passant comme un acte accompli par quelqu’un passé par là à un moment donné, transitoire et éphémère. N’est pas d’ailleurs par cette poésie de l’éphémère que l’œuvre hors cimaise, en proie aux caprices du temps, tire sa force ?
Par sa volonté d’une emprise directe sur la réalité, par cette provocation perturbant l’ordre des choses, l’art urbain met à mal les bornes temporelles et spatiales du musée, organisé autour du dogme de la pérennité des œuvres d’art, inaliénables et supposées durables (sinon dans leur valeur, du moins dans leur matérialité) et orchestré par des professionnels du monde artistique, dépositaires du »bon goût ».
Par conséquent, en jouant le jeu de l’institutionnalisation, l’art urbain court le risque de s’embourgeoiser et d’acquérir une posture faussement subversive.