📋 Le contexte 📋
Le langage, c’est la faculté inhérente et universelle de l’humain à s’exprimer et communiquer : qu’il soit doté de la parole ou non, l’humain échange des idées avec ses semblables grâce à la communication, verbale ou non-verbale.. Mais pour entrer en communication avec les autres et se faire comprendre, il faut qu’un groupe d’individus dispose d’une langue commune, c’est-à-dire d’un système de signes conventionnel qui permet cette communication. D’un point de vue linguistique, il existe donc une différence importante entre « langage » et « langue », comme le soulignait Saussure au 19e siècle, puisque le second est une manifestation du premier. Au quotidien néanmoins, quand on parle du « langage », on désigne plus généralement l’ensemble des règles et expressions que l’on utilise pour communiquer entre nous.
Si la langue évolue constamment, certaines évolutions et modifications de notre système de communication (pour nous, la langue française) soulève de nombreux débats ces derniers temps. Prenons l’exemple de l’écriture inclusive : alors que le sujet est sur le tapis depuis plusieurs années, aucun consensus ne prend forme. Pour certains, il est nécessaire de redonner de la visibilité au genre féminin dans notre manière de nous exprimer pour continuer d’avancer dans la lutte pour l’égalité. Mais d’autres considèrent que ce combat symbolique ne constitue pas une priorité et affichent leur scepticisme sur la capacité du langage à engendrer des effets réels dans la société.
Nous tomberons tous d’accord sur le fait que la langue change, indéniablement : chaque année, de nouveaux mots et expressions entrent dans le dictionnaire, témoignant d’une évolution constante de nos modes de vies et perceptions du monde. De plus, le lien entre la langue et la société n’est plus a prouvé : par exemple, la féminisation de plus en plus fréquente des noms de fonctions va de pair avec une présence croissante des femmes dans les comités de direction. Mais alors, dans quel sens fonctionne cette corrélation ? Faut-il attendre qu’il y ait plus de femmes présidentes pour que Madame Le Président devienne Madame La Présidente ? Ou bien est-ce qu’il est possible d’utiliser le langage comme un levier d’évolution en le changeant d’abord pour que les représentations évoluent et que des changements opèrent ?
🕵 Le débat des experts 🕵
Ce qu’affirme Bourdieu dans Science de la science et réflexivité (2001) à propos de la vie sociale, objet de la sociologie, vaut pour la langue, objet, entre autres, de la linguistique : c’est un objet « trop important et trop brûlant du point de vue de la vie sociale, de l’ordre social et de l’ordre symbolique » pour être laissé aux seuls spécialistes, et, « de fait, tout le monde se sent en droit de s[’en] mêler [et] d’entrer dans la lutte à propos de [sa] vision ». « Vérités » scientifiques, médiatiques et/ou ordinaires sur la langue, « coups de langue », humeurs et revendications – de pureté, clarté, beauté – sonorisent ainsi une cacophonie aussi éreintante qu’improductive.
Qu’est-ce qu’une langue ? Un dispositif symbolique nous permettant de mettre en discours, par des signifiants (phoniques et/ou graphiques), nos expériences et de nous frotter par-là au(x) monde(s) – réel(s) et/ou virtuel(s), actuel(s), passé(s) et/ou projeté(s) -, de décrire et raconter, (s’)identifier (en matière de sexe, de genre, de religion, de classe, etc.), d’appartenir, d’exclure, de revendiquer, protester, aimer, disqualifier, réparer…
Ce dispositif étant « vivant », variation (phonique, morphologique, syntaxique, sémantique) et possibilité d’émergence de nouveaux mots et/ou de nouveaux sens en sont constitutives : « Une langue n’est langue que pour autant que de nouvelles significations, ou de nouveaux aspects d’une signification, peuvent toujours y émerger, et émergent constamment » rappelle Cornelius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975). Une langue ne peut donc tout simplement pas ne pas évoluer. Ce mouvement perpétuel n’est pour autant garant ni d’une place pour toutes les innovations/rénovations, ni d’un réagencement des représentations et croyances sociales : l’intervention d’infrastructures (institutionnelles et médiatiques) à hauts « capitaux » est nécessaire ; nécessaire, mais pas suffisante, l’usage ayant ses raisons contre lesquelles les (dé)raisons ne pèsent point.
Pour conclure avec Castoriadis, nous ne sommes pas inéluctablement dominés par le langage : « nous ne pouvons jamais sortir du langage, mais notre mobilité dans le langage n’a pas de limites et nous permet de tout mettre en question, y compris même le langage et notre rapport à lui ». C’est ce rapport qu’il faut faire évoluer pour faire évoluer la société : accroître notre conscience linguistique pour réduire notre insécurité face à une langue qui ne sera jamais ni propre, ni adéquate, ni univoque, mais suffisamment fertile pour y exprimer nos voix – voies – singulières et refouler, moyennant vigilance et imagination, politiquement correct et novlangues.
Toute langue peut exprimer toutes les idéologies et les pensées plus contradictoires. C’est en français commun que la loi autorisant l’avortement a été écrite, discutée et votée par les hommes et par les femmes de bonne volonté. C’est en allemand commun que Mein Kampf a été écrit, et c’est en allemand commun aussi que Victor Klemperer a tenu son journal La langue du troisième Reich qui décrivait les ravages du nazisme. Il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, libertaire ou totalitaire. Dire que la langue est sexiste revient à confondre la langue en tant que système de signes avec le discours —l’usage de ce système en situation — et qui dépend de l’intention du locuteur. Le système de la langue ne contient aucune axiologie, ni négative ni positive, ni sexiste, ni féministe. Les mots ne sont pas les choses du monde : les formes linguistiques peuvent désigner des êtres, des objets existants ou imaginaires, des idées abstraites, mais aussi des relations entre les signes linguistiques exigées par les contraintes internes du système linguistique. La langue ne détermine pas non plus la pensée, sinon nous aurions tous les mêmes pensées, la même vision du monde et nous adhérerions aux mêmes idéologies.
L’expression « faire évoluer la langue » est trompeuse, car la langue n’est pas uniquement le lexique ni l’écriture où l’on interviendrait selon nos lubies idéologiques. D’une part, le lexique évolue suivant les changements sociaux (avocate, magistrate, ingénieure etc. apparaissent bien après que les femmes ont accédé à cette fonction) et non à l’inverse, et d’autre part, la féminisation en français est toujours possible, lorsque le contexte l’exige, grâce aux déterminants (une ministre, une geek) ou pronoms (Elle est haut fonctionnaire à l’UNESCO).
Quant à l’écriture, c’est un code qui note la langue, et n’en est qu’une facette. L’invention de l’écriture « inclusive » n’est pas un fait de langue produit par les locuteurs, mais une intervention politique volontariste qui, en prétendant avancer « la cause des femmes », introduit un clivage et un désordre orthographique et sémantique là où il n’a jamais existé. Elle abolit le neutre sémantique et déstructure la langue : jamais aucune enseignante n’a pensé être interdite d’accès à la salle des enseignants…ni aucune étudiante revenir bredouille du CROUS à cause du « repas à 1 euros pour tous les étudiants ».
Faire évoluer la langue pour faire évoluer une société est une utopie totalitaire. L’évolution d’une langue commune n’obéit pas aux décisions réglementaires des groupes de pression.