📋 Le contexte 📋
Le féminisme est un ensemble de mouvements de pensée qui cherche à promouvoir, et ainsi à voir apparaître, l’amélioration du statut des femmes dans une société patriarcale et, à terme, l’égalité entre les femmes et les hommes. Naturellement, le féminisme a connu des ambivalences, des polémiques et des transformations.
Même s’il s’exprime déjà auparavant, le mot naît en France, issu de la médecine du XIXe siècle. Il désigne une pathologie : la féminisation des sujets masculins atteints d’une forme de tuberculose. La caricature de la féministe comme une femme masculinisée est déjà présente. Son sens politique apparaît sous la plume d’Alexandre Dumas fils. Dans son pamphlet L’Homme-Femme (1872) il estime que cette égalité va à l’encontre des rôles naturels. C’est la journaliste Hubertine Haubert qui est la première à se réapproprier le terme en s’auto-caractérisant comme féministe en 1882.
Le féminisme, sa définition et son mode d’action, en tant que concept, varie selon l’époque et l’espace géographique.
L’historiographie découpe le féminisme français et occidental en trois vagues, chacune avec ses combats et ses figures. La première, sous la IIIe République, est portée par les suffragettes et vise l’égalité des droits civiques et politiques. Elle dure près d’un siècle. La deuxième, incarnée par Simone de Beauvoir à la fin des années 1960, se focalise sur la libération du corps féminin.
La troisième vague, à partir des années 1980-90, est plus difficile à définir, parce que plus large. C’est à ce moment-là que naît le concept d’intersectionnalité, formulé en 1989 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw. Il s’agit d’une notion qui propose de comprendre les discriminations comme imbriquées et non pas séparément. Cette nouvelle génération donne la voix à des femmes doublement discriminées comme des femmes racisées, lesbiennes, transgenres, handicapées, etc. Cette ouverture est parfois critiquée par l’ancienne génération au nom d’un universalisme. En résumé, il y a sûrement autant de féminisme, que de féministes.
Le rap est un mouvement musical et culturel qui tire son origine dans le hip-hop au début des années 1970. Originaire de banlieues américaines pauvres, le rap est profondément une musique sociale car il se veut dénonciateur des discriminations. En France, ce genre musical s’exporte au début des années 1980 pour devenir un gros succès commercial dans les années 1990.
Très populaire des deux côtés de l’Atlantique, le sous-genre du gansta rap cultive un imaginaire et des codes de violence, d’argents, de femmes et de drogues. Il est représenté par Tupac et Snoop Dog aux USA ou par Kaaris et Booba en France. Comme le féminisme, il n’y a pas un rap mais des raps. C’est surtout le gangsta-rap qui est visé lorsque le rap est accusé de misogynie.
Toutefois les reproches ne touchent pas seulement le gangsta-rap mais aussi des artistes qui se rapprochent plus de la pop. En 2009, Orelsan est poursuivi pour « incitation à la violence contre les femmes » suite à sa chanson Sale Pute. La décision de choisir Damso pour composer l’hymne de la Belgique pour la coupe de 2018 est annulée suite à des plaintes d’associations féministes.
Côté représentation, le site Madame Rap recense 405 rappeuses en France et 2 389 dans le monde. Alors, peut-on être féministe et écouter du rap ? On en débat avec deux expertes.
🕵 Le débat des experts 🕵
Mais déjà pourquoi se focaliser sur le rap? Des musiques associées a l’Occident – rock, opéra, chansons d’amour, disco – sont sexistes et racistes. Concernant le rap et le féminisme, il faut clarifier de quel féminisme on parle et quel rap on écoute.
Si être féministe veut dire ne pas s’être posée la question de la manière dont le racisme s’est insinué dans son idéologie, que l’on est persuadée qu’il n’a jamais affecté la manière dont on perçoit le monde, son propre monde et soi même, qu’on se dit universaliste sans étudier comment cet universalisme s’est construit sur une vision étroite du monde, vu à partir d’un tout petit endroit du monde, l’Europe, alors oui on peut avoir un priori contre le rap et être certaine qu’il est misogyne.
Il est tout à fait légitime de poser la question suivante : le fait que le rap est né dans les communautés noires, qu’il a été représenté publiquement par des hommes noirs et des arabes n’a t’il pas influencé la manière dont ce féminisme le perçoit comme sexiste par nature?
En disant cela, je ne nie pas la présence d’un sexisme, d’une homophobie, ou d’une transphobie chez des rappeurs. Des rappeuses noires et racisées les ont dénoncés mais elles refusent de se plier à l’injonction de ce féminisme qui exige qu’elles adoptent leur vocabulaire pour cette critique. Elles savent que le racisme systémique, structurel, qui a construit les féminités et masculinités noires et racisées comme déviantes, continue à agir. Les violences policières visent les hommes noirs et racisés, ils sont tués et leurs meurtres restent impunis, la justice les condamne plus durement que les hommes blancs, ils ont plus de difficultés à trouver un emploi, un logement, ils ne circulent pas librement dans la ville, des quartiers, des magasins leur sont interdits de fait… Ce n’est pas excuser le sexisme que de rappeler ces faits. C’est rappeler que le rap est aussi né de la colère contre l’injustice systémique, le racisme structurel.
Les rappeuses noires et racisées en parlent bien mieux que moi dans leurs raps. Elles rappent sur les intersections entre sexisme et racisme, sur les représentations stigmatisantes qui affectent femmes, queer, trans, gays noirs et racisés. Le rap n’a jamais été uniforme, des rappeuses et rappeurs participent aux luttes antiracistes, dénoncent les violences policières, la colonialité du pouvoir, l’exploitation, parlent des mémoires de l’esclavage, des résistances d’hier et d’aujourd’hui contre les oppressions et exploitations.
Finalement, quand une question est posée ainsi: oui ou non?, il n’y a pas de place pour la nuance, la formulation pose deux blocs en opposition, ici rap/féminisme, et c’est du coup assez naturel de considérer cette opposition comme légitime, justifiée. Je comprends que ce soit votre format mais la question n’intervient pas sur un terrain neutre, le rap ayant été instrumentalisé par des politiciens, des membres du gouvernent, des médias, ou la police pour devenir la source même de violences sociales et sexistes.
Nous vivons dans un monde saturé par la violence économique, raciale, sexiste, culturelle qui touche de plus en plus non seulement noir.e.s et racisé.e.s mais tous les pauvres, et cette structurelle et systémique qui règne quotidiennement ne peut être mise sur le dos du rap !
Le sexisme et la misogynie sont structurels au patriarcat et traversent l’État et ses institutions. Je défends un féminisme antiraciste et anticapitaliste qui ne se satisfait pas de réponses faciles. Comprendre comment est fabriqué une opposition binaire est un travail long, difficile, et compliqué.
« T’as plus qu’à prier qu’elle [ta meuf] croise jamais Drake ou, vu qu’c’est une pute, n’importe quel mec », « L’égalité entre hommes et meufs c’est l’69 (…) / J’baise ta mère, mon me-sper sur son blush », « Va me faire à manger / Parle pas de mes infidélités ». Difficile, lorsque l’on est féministe — ou bien même lorsque l’on est une femme —, d’écouter ces paroles sans grimacer. Et si nombreuses sont les militantes à dénoncer certaines paroles du rap français, si le rappeur Orelsan a comparu devant la justice pour, entre autres, incitation à la violence contre les femmes, et si l’impossible amour entre féminisme et rap est aujourd’hui largement traité dans les médias, ce n’est sans doute pas pour rien.
Souvent, on lit et on dit que le rap ne fait que refléter notre société malade — patriarcale, sexiste, classiste et j’en passe. Mais cette société, qu’est-ce qui la façonne ? Qui la façonne ?
Loin de moi l’idée selon laquelle les rappeurs, uniquement, seraient à l’origine du patriarcat — malheureusement, la racine est bien plus lointaine, bien plus profonde —, mais malgré tout, on peut se le demander : véhiculer des propos comme ceux cités plus haut, faire de la femme cette créature dichotomique naviguant entre la mère, sacralisée, et la pute, sexualisée, chanter sans complexe que l’on va « Marie-Trintigner » une femme (en référence à l’actrice, ex-compagne du chanteur Bertrand Cantat, qui la tua en 2003) ; est-ce réellement la meilleure manière de la façonner, cette société ?
Alors bien sûr, la misogynie faisait partie prenante de la musique bien avant le rap : c’était Claude François qui disait qu’une femme perdait son intérêt à partir de 17 ans, car elle commençait à réfléchir. Et ces schémas sexistes et misogynes, on les trouvait déjà dans le rock des Guns, dans la pop de Robin Thicke ou même dans la variété de Sardou (qui chantait si délicieusement, en 1973 : « J’ai envie de violer des femmes, de les forcer à m’admirer, envie de boire leurs larmes et de disparaître en fumée »). Et puis, réduire le rap à ces mecs peu (ou pas) déconstruits, pour lesquels dire avoir lu Le Deuxième Sexe constitue une lutte féministe en soi (oui Damso, on te parle), c’est aussi oublier trop de femmes talentueuses et engagées : de Chilla à Shay, en passant par Cardi B et Azealia Banks. Le rap, c’est aussi ça : des femmes qui parlent de violences, de sexualité et qui n’hésitent pas à rappeler leurs confrères à l’ordre quand ça dérape.
Alors si le rap, c’est à première vue, ce boys’ club qu’est le rap game et qui pousse les hommes à frapper toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus dur, c’est aussi, avant tout, un genre musical et une voie d’expression.
Ramener ce mouvement, qui a permis à tant de parler quand on le leur interdisait, à quelques mecs à la masculinité mal placée, serait comme ramener le féminisme à une pensée dans laquelle chacun·e se doit d’être irréprochable.
Et tout comme il est important de se questionner sur le message véhiculé, d’éduquer les plus jeunes qui aiment tant consommer du Jul, du Booba ou du PNL, il est aussi nécessaire de rappeler une chose : les femmes n’aiment pas (plus) qu’on leur disent quoi faire. Alors écouter, pourquoi pas, mais remettre en cause, surtout. Là où partout, l’absolu n’est pas une fin en soi, il s’agirait de trancher en disant la liberté de chacun·e est ce qu’il y a peut-être de plus beau, mais que cette beauté se perd lorsque la liberté des uns entrave celle des autres.