ArtThéFact
Découvrez des artistes qui portent un regard sur l’actualité à travers leurs œuvres
« À chaque fois que je m’injecte, c’est moi qui gagne »
Nanténé Traoré
Entre vécus, identités et corporalités, le photographe Nanténé Traoré prête son objectif aux personnes transgenres hormonées, c’est-à-dire qui s’injectent des œstrogènes ou de la testostérone. Grâce à sa série Tu vas pas muter qui lui a permis d’être sélectionné pour le prix Utopi.e – qui récompense pour la première fois des artistes LGBTQIA+, le photographe témoigne de trajectoires de vie en toute humilité. À l’approche de la Pride qui célèbre toutes les identités et après la puissante marche ExistransInter qui revendique les droits des personnes trans et intersexes, il nous rappelle l’importance de reprendre le contrôle des représentations de la communauté.
LE CONSEIL DE DÉGUSTATION
Nanténé nous propose de déguster un thé russe à la bergamote et au citron pour accompagner la lecture de cet article.
Le photographe Nanténé Traoré débute sa série “Tu vas pas muter” il y a un an et demi. Alors qu’il commence lui aussi ses injections d’hormones, il se saisit de son appareil pour photographier celles de ses proches. D’abord celles de son copain, de son meilleur ami puis le cercle s’élargit. À travers ses photos il veut montrer ces moments dans lesquels “on ne s’injecte pas que des hormones”…
L’idée émerge grâce à son amie Eva-Luna, une ancienne journaliste devenue doula, c’est-à-dire une personne qui accompagne physiquement et émotionnellement une personne avant et après l’accouchement. Elle avait pour objectif de réfléchir “aux différentes manières de créer du lien et de faire communauté d’un point de vue sociologique”.
« J’ai compris que ça cristallisait tout sauf un rapport à la transidentité »
Mais au bout d’un mois, Nanténé et Eva-Luna se rendent compte que leur vision du projet diffère. Le photographe nantais comprend qu’il a envie de travailler sur l’individu, sur son rapport à sa propre trajectoire de transition. Il voit comment ce rendez-vous cristallise tout sauf un rapport à la transidentité comme on peut se l’imaginer. La plupart des moments qu’il capture sont un moyen de faire communauté, de passer du temps avec des gens qui partagent une même trajectoire de vie.
Dans l’esprit de cette série, on voit sur cette photographie deux personnes, présentes l’une pour l’autre. Comme l’explique Nanténé Traoré, beaucoup de couples vivent ensemble ce moment. Ici S. partage avec sa compagne cisgenre P., sa prise d’oestrogène. Pour elle c’est un moyen de lui montrer sa confiance et de partager ensemble cette intimité “qui va bien au-delà d’une simple nécessité médicale”.
« Les mains parlent beaucoup pour le corps, elles disent beaucoup de choses que le corps et la voix ne racontent pas forcément »
Le cadrage n’est jamais un hasard pour Nanténé Traoré. Il s’intéresse en premier lieu aux mains et aux aiguilles. D’abord comme une thérapie contre sa peur de l’objet, puis pour montrer la délicatesse de ce geste. Les mains, leurs mouvements, sont un moyen d’être au plus près de la vérité. “Elles ne mentent pas, elles parlent pour le corps” nous explique le photographe. Cela permet aussi à ces modèles de se libérer de la pression que provoque un objectif braqué sur le visage. Les scènes sont hors du temps, d’une simplicité singulière qui donne l’impression au spectateur d’être devant un album de famille.
Cette ambiance émane du fait qu’il photographie avant tout ses proches mais aussi parce que ces injections sont un moyen de faire communauté. Ils sont ensemble pour affronter les appréhensions d’une première injection ou pour montrer leur amour et amitié. Ce moment de vulnérabilité donne à celui ou celle qui la partage le sentiment d’avoir la confiance de l’autre. “C’est une manière de les faire entrer dans un espace de ta vie qui est tellement intime et c’est tellement une chance que tu donnes aux gens de t’accompagner là-dedans”.
« C’est très quotidien, et c’est très intime »
Choisir ce moment, outre pour la beauté de sa gestuelle, était important pour Nanténé afin de sortir des représentations cisnormées. S’extirper de l’éternel avant/après où le sensationnel prend le pas sur la représentation.
Par ses photos, le photographe montre comment cette étape peut être à la fois banalisée et ritualisée. Ritualisé par les personnes qui t’entourent, et banalisé par la régularité. “C’est toujours un challenge de montrer des moments qui sont particulièrement connotés et de les décontextualiser et de montrer que ce n’est pas si incroyable. Puis surtout, on le fait toutes les 2 semaines, donc en fait au bout d’un moment c’est une habitude à prendre, c’est très quotidien, et c’est très intime.”
Lorsque Nanténé envoie un message à son père, stressé, ce dernier lui répond : « Tu vas pas muter« . Plus tard, cette phrase est devenue le titre de sa série. Pour son père, tu ne deviens pas autre chose, juste la personne que tu as été. Même si les deux ne sont pas d’accord sur cette question de mutation, le photographe trouve que cette répartie représente parfaitement son travail. Il n’y a pas dans la transition hormonale l’idée de mutation génétique, “on ne devient pas un monstre ni un alien”.
Cette passion artistique est un point qu’il partage avec son père. Photographe de mode, il lui a transmis cette hyper responsabilité morale de l’image. Photographier des personnes n’est pas un acte anodin, surtout dans leur intimité. Cette manière de percevoir la photographie, leur permet de retranscrire dans leurs clichés une sensibilité presque palpable.
« Je veux rendre compte de ce qui se passe aujourd’hui, et maintenant »
Aux yeux de Nanténé, il est crucial de “montrer quelque chose de différent, quelque chose qui n’avait pas été montré”. Le jeune photographe déplore le manque de représentations des personnes de sa communauté. Il tend à y pallier à travers ses œuvres. L’artiste estime qu’il est nécessaire pour les communautés trans et queer d’avoir des archives. Cela permet de garder des souvenirs, et par-dessus tout, de conserver des représentations. L’idée est également de reprendre le contrôle de ces dernières.
Depuis de longues années, les photographies des personnes transgenres sont prises par (et pour…) des individus cisgenres, c’est-à-dire ceux qui se sentent en accord avec le genre assigné à leur naissance. Ceux-ci n’étant pas concernés par ces questionnements d’identités, les photographies “s’apparentaient souvent à du voyeurisme”. En réponse à cela, Nanténé cherche donc à “rendre compte de ce qui se passe aujourd’hui, et maintenant”, en contribuant aux représentations de sa communauté. En collaboration avec de nombreuses personnes de cette dernière, le photographe et ses modèles “se réapproprient leurs images pour remettre les pendules à l’heure”.
« Lorsque l’on est une personne trans, il y a peu d’espaces pour être, peu d’espaces pour exister »
Comme nous le rappelle Nanténé, “lorsque l’on est une personne trans, il y a peu d’espaces pour être, peu d’espaces pour exister”. Grâce au Prix Utopi.e le photographe a eu l’opportunité d’exposer dans la grande salle des Magasins Généraux, lui accordant ainsi l’occasion parfaite de s’exprimer. Dans cette exposition, une dizaine d’artistes queers ont également pu faire découvrir leur travail, avec une réelle pluralité de médiums et de points de vues !
Comme l’explique Nanténé, lorsque l’on est artiste queer, “c’est assez difficile de se faire exposer sans être censuré”. Cette exposition a donc été une superbe aubaine pour mettre en place des espaces collaboratifs, qui permettent de réfléchir ensemble aux façons dont sont mis en avant son propre travail et ceux des autres.
S’intéressant à sa communauté, son art prend un tournant politique malgré lui, surtout pour les personnes cisgenres. C’est drôle parce que je pense que la plupart des gens qui ne sont pas trans, voient mon art comme hyper militant, et moi qui suit dedans je le trouve pas vraiment militant. Je montre juste ce que les gens vivent. C’est un peu the kids are alright, c’est mon travail quoi. En fait je pense que chacune et chacun y met ses propres projections d’à quel point quelque chose est politique”. Il devient difficile pour l’art de ne pas être vu comme militant, d’autant plus quand l’artiste appartient lui-même à une communauté marginalisée. Surtout dans la jeune génération, qui face aux discriminations et aux nouvelles prises de consciences se retrouvent à la croisée “des démarches politiques, activistes et artistiques”.
« Pleins de personnes s’organisent autour du mois des fiertés pour avoir des prides avec plus d’enjeux sociaux et politiques »
S’il s’écarte de cette étiquette politique dans son travail, Nanténé Traoré n’en est pas moins politisé dans sa vie personnelle. Cette année il n’a pas pu participer à la marche ExistransInter, qui se tient à Paris depuis 2020. Les manifestations ne sont généralement pas adaptées aux parents. Étant père d’une fille de 3 ans et demi, s’y rendre n’était pas envisageable. “Il y aurait pleins de trucs à dire sur le fait que ce n’est pas très adapté aux enfants, alors qu’on est plein à avoir des enfants”. Traditionnellement organisée en automne, cette année la marche pour les personnes transgenres et intersexes a été avancée au 14 mai pour coïncider avec l’agenda électoral.
Ainsi les manifestants et manifestantes ont pu partager leur colère après le premier quinquennat d’Emmanuel Macron. La loi bioéthique adoptée l’an dernier n’a pas pris en compte les personnes trans et intersexes, les mutilations d’enfants intersexes sont toujours pratiquées et les hommes trans ont été exclus de l’ouverture d’accès à la PMA. Il y avait aussi des revendications sur la précarité, la transphobie et sur l’attention portée aux jeunes personnes trans. Trois jours avant la marche, un lycéen trans s’est donné la mort, rappelant l’importance de mettre en place un véritable accompagnement et de respecter l’autodétermination.
Cette marche est pour Nanténé un espace de connexion. une occasion de se retrouver en communauté. C’est aussi le cas pour la Pride radicale qui a lieu le 19 juin. “Ça me permet de croiser plein de gens que j’ai pas le temps de croiser autrement, de prendre des nouvelles, de voir des jeunes personnes en transition qui sont heureux et heureuses d’être avec des personnes de leur communauté, ça permet de faire du lien des plus jeunes avec les plus vieux, c’est hyper important ça aussi”.
« Les gens se retrouvent et marchent ensemble pour des trajectoires de vie commune »
Cette Pride radicale qui a été organisée en parallèle de la Marche des fiertés, est perçue comme plus politique. Ces deux manifestations sont les grands événements, avec la Pride des banlieues, du mois des fiertés. Une période qui laisse à notre photographe un sentiment ambivalent. Ce mois de célébration, qui permet de reprendre sa place dans l’espace public, est rattrapé par le rainbow washing. C’est à dire la récupération marketing de leurs identités. Comme par exemple ces multinationales qui mettent un drapeau lgbt un peu partout sur leur produits, sans participer eux mêmes aux avancées sociales. ”Pour beaucoup d’entre nous c’est plus pour dire qu’il y a encore pleins de luttes à mener », conclut le photographe.
Vous pourrez revoir cette série cet été dans une exposition préparée par l’association Passeurs d’images, puis au festival Nuits Photographiques de Pierrevert.
Alors, t’as capthé ?
POUR ALLER + LOIN
💬 Suivez-nous sur les réseaux :
ARTICLES RÉCENTS
Instagram : @nantenetr
Site : www.nantenetraore.com
Email : nantenetraore@gmail.com