L’âme de la peinture : couleur ou dessin ?

Avertissement !

Ce débat, surtout formulé comme ceci, peut sembler trompeur. Il place sur le même plan deux opinions dont l’Histoire a montré qu’elles n’étaient pas forcément sur le même plan. Néanmoins, à l’époque, elles l’étaient. Nous ressuscitons ces débats historiques dans leur contexte pour montrer que les débats d’hier ont contribué à façonner le monde que nous connaissons, et par extension que les débats d’aujourd’hui contribuent à façonner le monde de demain. Et, qui sait ? Peut-être que dans quelques générations, certains de nos débats actuels ne mériteront plus le pied d’égalité dont ils ont bénéficié aujourd’hui ?

 

📋  Le contexte  📋

La querelle du coloris est un débat esthétique français de la fin du XVIIe siècle. Certains peintres et théoriciens s’opposent sur ce qui fait qu’une œuvre d’art est réussie. Les partisans du dessin, ou dessinateurs, prennent comme modèle Nicolas Poussin. Les Poussinistes soutiennent qu’un tableau doit d’abord raconter quelque chose par sa narration. L’art est alors une activité de l’esprit. Les coloristes, ou Rubénistes, du nom du peintre flamand, considèrent que c’est le choc esthétique, permis par l’éveil de sens que procure la couleur qui fait la réussite d’une œuvre d’art. La querelle prend fin avec la « victoire » de ces derniers au début du XVIIIe siècle.

Source : France Culture

En 1648, l’Académie royale de peinture et de la sculpture est créée dans un but d’enseignement mais aussi de régulation de l’art. Ainsi, l’Académie se place comme protectrice des techniques anciennes d’où sa préférence pour le dessin sur la couleur même si elle accepte aussi des coloristes dans ses rangs. Les dessinateurs leur reprochent de mettre en danger le statut, récemment acquis, de noblesse de la peinture par une couleur qui nous séduit « de manière basse ». Plus généralement, le monde de l’art est agité par la querelle des Anciens et Modernes. Les uns voulant se baser sur les créations de l’antiquité lorsque les autres cherchent à les dépasser.

Source : Encyclopédia Universalis

L’opposition entre couleur et dessin a traversé de nombreux siècles d’histoire de l’art. Déjà à la Renaissance, Raphaël défendait le dessin, il disegnio, et Titien la couleur, il colorito. Si la querelle du coloris prend fin en faveur des coloristes, le débat ressurgit au XIXe siècle entre Ingres et Delacroix, respectivement le dessin et la couleur. Pourtant, la peinture moderne semble avoir donné raison à la couleur. Avec le Bleu de Yves Klein ou le noir de Pierre Soulages, elle devient centrale et le rapport de force s’inverse. En réalité, tous ces peintres savent qu’il faut conjuguer ces deux aspects pour avoir la meilleure œuvre possible. Le débat est moins sur la pratique de la peinture, que sur sa définition.

Source : France Culture

🕵  Le débat des experts  🕵

Le principe du Drenche est de présenter l’actualité sous forme de débats. Le but est qu’en lisant un argumentaire qui défend le « pour » et les arguments du camp du « contre », vous puissiez vous forger une opinion ; votre opinion.
Le « Pour »
Roger De Piles
Rubéniste, Théoricien de l’Art, Membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Auteur de Dialogue sur le coloris (1673)
Il ne faut pas confondre couleur et coloris

L’essence, la définition de la peinture est l’imitation des objets visibles par le moyen de la forme et des couleurs. Il faut donc conclure, que plus la peinture imite fortement et fidèlement la nature, plus elle nous conduit rapidement et directement vers sa fin, qui est de séduire nos yeux. (…)

Cette idée générale frappe et attire tout le monde, les ignorants, les amateurs de peinture, les connaisseurs et les peintres mêmes. (…)

La véritable peinture est donc celle qui nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant

et ce n’est que par la force de l’effet qu’elle produit, que nous ne pouvons nous empêcher d’en approcher comme si elle avait quelque chose à nous dire. (…)

Un habile peintre ne doit point être esclave de la nature ; il en doit être arbitre et judicieux imitateur. Pourvu qu’un Tableau fasse son effet, qu’il s’impose agréablement aux yeux, c’est tout ce qu’on peut attendre à cet égard et c’est ce que le peintre ne saurait pas faire s’il néglige le coloris. (…)

Plusieurs, en parlant de peinture, se servent indifféremment des mots de couleur et de coloris, pour ne signifier qu’une même chose.

(…) Il est bon néanmoins de tirer ces deux termes de la confusion et d’expliquer ce que l’on doit entendre par l’un et par l’autre. La couleur est ce qui rend les objets sensibles à la vue. Et le coloris est une des parties essentielles de la peinture, par laquelle le peintre sait imiter les apparences des couleurs de tous les objets naturels et distribuer aux objets artificiels la couleur qui leur est la plus avantageuse pour tromper la vue. (…)

Comme il y a deux sortes d’objets, le naturel ou celui qui est vrai, et l’artificiel ou celui qui est peint, il y a aussi deux sortes de couleurs, la naturelle et l’artificielle. La couleur naturelle est celle qui nous rend actuellement visibles tous les objets qui sont dans la nature, et l’artificielle est un mélange judicieux que les peintres composent des couleurs simples qui sont sur la palette, pour imiter la couleur des objets naturels. (…)

Le peintre ne doit pas imiter toutes les couleurs qui s’offrent indifféremment à ses yeux, il ne doit choisir que celles qui lui conviennent : et s’il le juge à propos, il y en ajoute d’autres qui puissent produire un effet tel qu’il imagine pour la beauté de son ouvrage. […] Il n’y a que les grands peintres, et en très petit nombre, qui aient pénétré dans l’intelligence de cet artifice. (…) Il est vrai que c’est un fard : mais il serait à souhaiter que les tableaux qu’on fait aujourd’hui, fussent tous fardés de cette sorte.

L’on sait assez que la Peinture n’est qu’un fard, et qu’il est de son essence de tromper, et que le plus grand trompeur en cet art, est le plus grand peintre.

La nature est ingrate d’elle-même, et qui s’attacherait à la copier simplement comme elle est et sans artifice, ferait toujours quelque chose de pauvre et de très petit goût.  Ce que l’on nomme exagération dans les couleurs et dans les lumières, est l’effet d’une profonde connaissance de la valeur des couleurs, et une admirable industrie qui fait paraître les objets peints plus vrais (s’il faut ainsi dire) que les véritables mêmes. C’est dans ce sens que l’on peut dire que dans les tableaux de Rubens, l’art est au-dessus de la nature, laquelle semble en cette occasion n’être que la copie des ouvrages de ce grand peintre. (…)

 

Source : Roger DE PILES, Cours de Peinture par Principes composés, 1708.

Le « Contre »
Charles Le Brun
Poussiniste, Premier peintre du Roi Louis XIV, Directeur de l'Académie royale de peinture et de sculpture, Directeur de la Manufacture des Gobelins
L’apanage de la couleur est de satisfaire les yeux, le dessin satisfait l’esprit

De sorte que, pour connaître le mérite du dessin et celui de la couleur, et pour en faire la différence, il faut considérer laquelle de ces deux choses subsiste davantage par elle-même et est plus indépendante de toutes les autres.

Premièrement :

On doit savoir qu’il y a deux sortes de dessin ; l’un qui est intellectuel ou théorique, et l’autre pratique. Que le premier dépend purement de l’imagination, qu’il s’exprime par des paroles et se répand dans toutes les productions de l’esprit ;

Que le dessin pratique est produit par l’intellectuel et dépend par conséquent de l’imagination et de la main ; il peut aussi s’exprimer par des paroles.

C’est ce dernier qui, avec un crayon, donne la forme et la proportion, et qui imite toutes les choses visibles jusqu’à exprimer les passions de l’âme, sans qu’il ait besoin pour cela de la couleur, si ce n’est pour représenter la rougeur et la pâleur.

On peut ajouter à ce que je viens de dire que le dessin imite toutes les choses réelles, au lieu que la couleur ne représente que ce qui est accidentel.

Car l’on demeure d’accord que la couleur n’est qu’un accident et qu’elle est produite par la lumière, parce qu’elle change selon qu’ele est éclairée, en sorte que, la nuit, le vert paraît bleu et le jaune paraît blanc, étant tous deux éclairés d’un flambeau. Ainsi la couleur change selon la lumière qui lui est opposée.

Il faut encore considérer que la couleur qui entre dans ces tableaux ne peut produire aucune teinte ni coloris, que ce ne soit par la matière même qui porte la teinte ; car l’on ne saurait faire du vert avec une couleur rouge ni du bleu avec du jaune. C’est pourquoi l’on peut dire que la couleur dépend tout à fait de la matière, et par conséquent qu’elle est moins noble que le dessin qui ne relève que de l’esprit.

On peut encore ajouter à cela que la couleur dépend du dessin, parce qu’il lui est impossible de représenter ni figurer quoi que ce soit, si ce n’est par l’ordonnance du dessin.

Elle ne peut pas même exprimer le moindre pli de draperie que ce ne soit le dessin qui lui donne la forme, tant son arrangement dépend de lui seul ; autrement il n’y aurait aucun ordre dans la distribution de la couleur, et les broyeurs seraient au même rang que les peintres, si le dessin n’en faisait la différence : car ils emploient des couleurs comme eux, et savent presque aussi bien qu’eux de quelle manière il les faut étendre.

Ainsi nous voyons que c’est le dessin qui fait le mérite de la peinture, et non pas la couleur.

Et si nous nous en rapportons à ce que les anciens nous ont dit de l’origine de la peinture, nous verrons que ce ne fut pas avec de la couleur qu’elle fut trouvée ; car l’on dit que la bergère qui fit le portrait de son amant n’avait pour couleur et pour pinceau qu’un poinçon, ou tout au plus un crayon, avec lequel elle traça l’image de celui qu’elle aimait, et néanmoins toute l’antiquité n’a pas laissé de nommer ce premier portrait l’origine de la peinture, quoique l’ouvrière n’eût employé aucune couleur pour le faire.

Il est donc aisé de conclure que ce n’est pas la couleur qui fait le peintre ni le tableau ; mais je demeure d’accord qu’elle contribue et aide à lui donner la dernière perfection, de même que la beauté du teint achève de donner la perfection aux beaux traits du visage.

Car assurément le peintre ne peut être parfait qui ne sache bien appliquer les couleurs, ni un tableau ne saurait être accompli en toutes parties que la couleur n’y soit employée doctement et avec économie. Mais je dirai aussi que cette doctrine et cette économie viennent du dessin, et qu’en un mot tout l’apanage de la couleur est de satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit.

Source : Discours par Charles Le Brun, Sentiment sur le discours du mérite de la couleur par M.Blanchard, 9 janvier 1672.

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