📋 Le contexte 📋
Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !
L’intérêt a plusieurs définitions, notamment liées à l’économie, mais dans le cadre de ce débat philosophique, nous allons nous concentrer sur la définition de l’intérêt personnel.
L’intérêt personnel, c’est ce qui nous apporte des avantages par rapport à une situation initiale. C’est ce qui est souhaitable si on fait abstraction du reste du monde, le meilleur choix si on existait dans le vide social. On évoque souvent cette notion en opposition à l’intérêt général, c’est-à-dire ce qui serait le plus avantageux pour l’ensemble de la société. Parfois, l’intérêt personnel diffère de l’intérêt général.
Quand on parle d’action désintéressée et qu’on questionne leur existence, il s’agit alors de comprendre s’il est possible d’agir contre son intérêt personnel.
Autour de nous, il existe de nombreux exemples d’actions désintéressées, du moins en apparence : par exemple, un pompier volontaire risque sa vie en sauvant celle des autres, c’est de l’ordre de l’intérêt général. Mais la reconnaissance sociale envers les pompiers confère du prestige et une reconnaissance à ces derniers. Ces avantages vont alors dans le sens de l’intérêt personnel de quelqu’un.
Alors si l’intérêt général coïncide de fait avec l’intérêt personnel, peut-on vraiment parler d’action désintéressée ? On en débat.
🕵 Le débat des experts 🕵
Toute action a un objectif, tout geste vise. Seuls les réflexes ne font que répondre à un stimulus sans anticiper de résultat, mais ce phénomène ne fait pas partie des « actions ». L’action est intentionnelle, consciente. Même l’acte moral, qui semble à première vue désintéressé, est facilement discrédité comme un acte intéressé par l’obtention de gratifications et de glorifications.
Mais intéressons nous de plus près à ce qu’est un acte moral désintéressé. Déjà, qu’entend-on ici par « désintéressé » ? Il ne s’agit pas de dire que l’acte est entièrement gratuit, comme un réflexe. Il s’agit plutôt d’étudier un type d’action qui n’aurait aucun intérêt pour le sujet qui l’accomplit, qui pourrait même lui nuire. En somme : un sacrifice. Un héros qui s’expose, tel un fou, à tous les dangers pour protéger un inconnu, voilà une action que l’on pourrait qualifier de « désintéressée ».
Et pourtant cette perte matérielle (le risque, le temps, les efforts, etc) est souvent compensée par des gains honorifiques (une médaille, un César, ou même une pure satisfaction personnelle). Et l’individu peut trouver un intérêt personnel à échanger le matériel pour l’honorifique.
Mais intéressons-nous à ce que sont vraiment la louange et le blâme et à comment ils motivent nos actions. Déjà, que louons-nous ? Nous louons les héros, des individus idéaux. Bien sûr, chaque société s’est forgé ses propres idéaux au cours de l’histoire : Sparte louait les guerriers, Athènes les philosophes, l’Amérique louait les businessmen, l’URSS les ouvriers. Pourtant, tous ces idéaux si différents les uns des autres ont une fondation commune : ils sont ce dont la société croit avoir le plus besoin. Il a toujours été question de louer ceux qui servent l’intérêt commun, et de blâmer les égoïstes, les traîtres et les individus violents qui jouent contre leur propre camp.
La deuxième observation que je souhaite faire au sujet de l’éloge et du blâme me vient de Wittgenstein. Il montre que la règle morale n’est pas un énoncé que nous avons en tête avant d’agir, une constante dans un calcul rationnel, mais bien une pratique, un jeu dont on ne peut deviner les règles qu’en testant leurs limites. Nous intégrons par la suite ces règles, et finissons par les oublier, par les transformer en habitudes auxquelles nous sommes attachés émotionnellement, et qui nous définissent. De fait, nous rechignons à en changer et nous peinons bien souvent à trouver des justifications rationnelles après avoir agi.
Alors qu’il suffit de dire que lorsque nous effectuons une action qui pourrait nous valoir une médaille (métaphorique ou réelle), notre choix est motivé non par un calcul, mais par une émotion qui a été façonnée par l’expérience de la collectivité.
Machado. A, (1973), Caminante no hay camino, Broché.
Une action serait donc désintéressée du fait qu’elle est vise l’intérêt général ? Si tant est qu’il existe un intérêt général, il est, chez Rousseau, une mystérieuse alchimie des intérêts particuliers, ou chez Bentham la simple somme de ceux-ci. L’intérêt général n’est jamais un intérêt autonome coupé des intérêts particuliers, il procède de ceux-ci, soit par l’opérateur du contrat social, soit par un calcul des conséquences d’un acte individuel pour la société. Le fait de servir l’intérêt général ne suffit donc pas à effacer l’intérêt particulier. Quand bien même on sert l’intérêt général, on affecte l’environnement politique, et donc à long terme son propre intérêt. Même une action visant l’intérêt général demeure intéressée pour l’individu agissant.
Montrons-le dans le cas d’un exemple historique. La bataille des Thermopyles offre un cas d’école. Trois-cents soldats spartiates sont morts dans une action de sacrifice volontaire aux côtés de leur roi Leonidas, alors que la bataille était perdue d’avance. Une telle action paraît désintéressée puisque comme les spartiates le diront : « (…) nous gisons ici par obéissance aux lois de Sparte. », donc au nom d’un collectif, et aussi parce que l’action aboutit à la mort, le désintérêt personnel par excellence.
Pourtant l’intérêt particulier est ici présent partout. Pour ces gens, c’est la préservation de leur intégrité en tant que spartiate, plutôt que de leur intégrité physique, qui a prévalue. Mais au nom de quoi cette volonté de mourir en spartiate serait-elle entièrement réductible à un phénomène social, condition nécessaire d’une action désintéressée ? Certes, fuir, à Sparte, c’était mourir socialement. Mais le fait que des valeurs soient partagées par une cité n’empêche pas qu’elles s’incarnent et s’autonomisent dans l’individu qui les fait siennes. Pour les incarner, naître spartiate ne suffit pas : il faut le devenir. En cela il est impossible de distinguer hermétiquement l’intérêt général de la cité de l’intérêt particulier d’un des citoyens qui meure aux Thermopyles, sauf à retirer toute initiative aux soldats qui ont fait vivre ces valeurs, comme si cela avait été automatique, facile, gratuit, le fruit de la simple coutume et non d’un effort individuel. En mourant aux Thermopyles, ces soldats ont fait de l’intérêt général leur intérêt particulier. Enfin, ce n’est que l’ignorance de ce qu’est la mort au combat pour un spartiate qui nous pousserait à la considérer comme un désintérêt pour soi-même. Elle est au contraire le plus haut intérêt individuel pour eux, puisqu’elle est considérée comme la plus noble et glorieuse des morts, et donc comme quelque chose de foncièrement désirable.
Ainsi, une action ne peut être qualifiée de désintéressée que parce qu’on considère l’individu comme un réceptacle inerte d’un contenu social, ou parce qu’on commet une erreur de jugement sur ses motifs.