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Philosophie : Peut-on vivre sans État ?

📋  Le contexte  📋

Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !

Le mot « État » vient de status en latin, signifiant « être debout ». Si sur le plan sociologique, l’État désigne un ensemble de personnes vivant sur un territoire, il désigne également une forme d’organisation de la société où l’État incarne le pouvoir politique en tant qu’autorité souveraine. Il veille à la bonne application des règles et contraintes collectives auxquelles sont assujettis les individus – les lois, les droits et les devoirs – afin de faire prévaloir l’intérêt général à l’échelle nationale.

L’État n’a pas toujours existé et il est donc important de spécifier que « L’État », tel que défini ici, est une notion moderne dont le sens a largement évolué au cours de l’Histoire.

Source : La-Philo

« Vivre sans » correspond ici à l’idée de s’affranchir de l’État. Cela suppose un « vivre ensemble » qui s’organiserait sans cadre étatique, selon un degré d’autonomie variable. Par-delà les frontières territoriales et les règles régissant la nation, les individus feraient société sans État.

Cette dernière notion soulève de nombreuses questions. Peut-on faire société sans État ? Et si oui, quelle(s) organisation(s) sont ou seraient possibles ? L’objectif est d’interroger la place de l’État ainsi que sa légitimité à encadrer la vie humaine.

🕵  Le débat des experts  🕵

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Le « Pour »
Louis-Batiste Nauwelaerts
Étudiant en doctorat à l'Université de Montréal
Pas d'Etat, pas de routes ?

La crise du Covid-19 a engendré en France et ailleurs, différents types de réponses : confinement, choix de l’immunité collective, arrêt de certaines activités, tests en masse, etc. Même si les solutions adoptées diffèrent en fonction des pays et des choix des dirigeants (choix parfois en désaccord avec ceux des citoyens ou des autres forces politiques), toutes ont pour point commun l’idée que l’État doit prendre en charge la crise. Cette idée en implique une autre à savoir que sans l’État, la crise n’en serait que pire. Mais cette idée, que l’on ne peut se passer de l’État dans certains domaines, va-t-elle de soi ? L’ensemble des activités humaines doit-il nécessairement être régulé et contrôlé par un État ? Autrement dit, peut-on vivre sans État ?

Si l’on commence par regarder du côté des faits, c’est-à-dire du côté de ce qui se passe et s’est passé dans le monde, la réponse est oui. En effet de nombreuses sociétés sans État ont existé et continuent d’exister : les Bororo, les Baining, les Onondaga, les Wintu, les expériences de travailleurs comme Mondragon, ou encore la révolution espagnole[1]. Même si ces sociétés sont éloignées de nous, elles nous montrent qu’il est possible pour l’esprit humain d’envisager (et de produire) une société sans État. Certaines de ces sociétés d’ailleurs ne sont pas seulement des sociétés sans État, mais bien des sociétés contre l’État – c’est-à-dire des sociétés structurées de manière à empêcher l’apparition d’un pouvoir étatique.[2]

La question, pour nous qui vivons en Occident, n’est donc pas si l’on peut vivre sans État, mais si l’on veut vivre sans État – ce que très peu de gens envisagent. Pourtant, il semble qu’il existe de bonnes raisons de vouloir vivre sans État. La principale est que l’État, en tant qu’institution revendiquant le monopole de la violence légitime (Weber)[3], est profondément immoral. Car n’est-ce pas l’État qui vole, déclare et fait les guerres, met en prison certaines personnes pour ce qu’elles pensent, disent ou sont – toute une série d’action qui si elles étaient commises par nous, seraient profondément inacceptables ? On répondra que l’État, contrairement à nous, est légitime dans ces actions : mais à y regarder de plus près, cette légitimité ne vient de nulle part, si ce n’est de la capacité à l’État à survivre et à perpétuer son pouvoir. Qui d’entre vous a signé un contrat social ? Qui a eu le choix de vivre ou non dans un État ? C’est parce que son autorité ne repose sur rien que nous devons, chaleureusement, rejeter ce que Nietzsche qualifiait avec clairvoyance du « plus froid des monstres froids, L’État ».[4]

[1]Graeber, & Peschard, Pour une anthropologie anarchiste, Instinct de liberté 11 (2018).

[2] Clastres, P. La société contre l’État, recherches d’anthropologie politique, Reprise 21 (2011).

[3] Max Weber forge le concept politique de violence légitime. Il définit en effet l’Etat comme l’institution détenant le monopole de l’usage légitime de la force physique : « un Etat est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné ». Weber, Freund, Fleischmann, Dampierre, Aron, Freund Julien, . . . Aron Raymond, Le savant et le politique (Nouvelle édition] ed., Bibliothèques 10-18 134). Paris: 10-18 (2002).

[4]La citation complète est la suivante : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : Moi, l’État, je suis le Peuple », Nietzsche, Hildenbrand, & Hildenbrand Hans, Ainsi parlait Zarathoustra (Philosophie, épistémologie). Paris: Éd. Kimé (2012).

Le « Contre »
Renan Strauss
Étudiant préparant l'agrégation de philosophie à l'Université Paris-Nanterre
La nécessité de l'État en période de crise

L’État fait aujourd’hui l’objet de nombreuses critiques. Celles-ci peuvent être d’inspiration libérale, et considérer que l’État intervient trop dans le marché, ou anarchiste, et chercher à substituer à l’action centralisée de l’État des formes d’auto-organisation locale. Les tenants du libéralisme et les ZAD ont au moins ceci en commun qu’ils cherchent à s’affranchir de l’État et de son autorité, perçue comme une forme de domination indue. La résorption de l’État dans la société pourrait sembler possible et même souhaitable, en tant qu’elle permettrait à une forme d’auto-organisation économique et sociale des individus de se développer, sans que l’État n’impose, au nom de la raison d’État, des intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux des citoyens, ou, qu’en vertu de l’inertie des institutions, des changements appelés par la société civile ne puissent s’opérer.

Les critiques libérales et anarchistes reposent cependant sur des présupposés eux-mêmes critiquables. La fable des abeilles de Mandeville[1] laisse entendre que, lorsque chaque individu recherche égoïstement son intérêt propre, il sert sans le savoir l’intérêt commun : la « main invisible » d’Adam Smith serait à l’œuvre et permettrait une autolimitation de l’avidité égoïste de chacun[2]. Pour les anarchistes, les êtres humains pourraient vivre sans État en vertu de leur capacité naturelle à s’auto-organiser et à s’auto- gouverner. Mais est-ce vraiment le cas ? D’une part, on peut douter des présupposés du néolibéralisme, qui nous conduit aujourd’hui vers un accroissement des inégalités, et surtout vers une catastrophe environnementale inédite. D’autre part, les présupposés anarchistes semblent méconnaître les différences naturelles qui existent entre les hommes, et la nécessité d’une éducation commune.

En effet, sans une instance pour réguler les échanges économiques et la libre concurrence qui s’instaure entre les individus, la richesse finit par se concentrer dans les mains d’une minorité. Aujourd’hui, alors que le néolibéralisme tend à limiter l’intervention de l’État dans la sphère économique, les 1% les plus riches détiennent plus de richesse que 92% de la population mondiale. Plus encore, l’impact écologique des multinationales est plus que jamais dramatique, tant au niveau de la pollution plastique qu’à celui de la production et du rejet de polluants comme le plastique, les pesticides et les gaz à effet de serre. Face à la crise climatique et écologique, qui menace de condamner à court terme les conditions d’une vie humaine épanouie, voire de la vie humaine en général, peut-on raisonnablement s’en remettre à la foi en une main invisible et à la prétendue capacité de la communauté à s’organiser par elle-même, ou bien ne serait-il pas plus prudent, au sens d’opportun et de rationnel, de compter sur l’action de l’État ? Un État soustrait au lobbyisme, engagé aux niveaux écologique et éducatif, semble plus que jamais nécessaire à notre vie présente et à la continuité de la vie humaine sur Terre.

[1] Publiée en 1714, la Fable des abeilles (The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits) tend à montrer que le vice individuel des abeilles, figurant les individus, conduit à l’avantage commun de la ruche, qui représente quant à elle la société. En effet, dans le poème satirique de Mandeville, l’économie de la ruche s’effondre à mesure que les abeilles abandonnent le vice au profit de la vertu.

[2] Cette expression se trouve dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (l. IV, ch. II, 1776) : « En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. »

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