Faut-il lever l'immunité présidentielle ?

Et si on pouvait condamner un président ?

📋  Le contexte  📋

L’immunité présidentielle, c’est l’idée qu’un chef d’État en exercice n’est pas obligé de comparaître devant une instance, et ne peut être sanctionné ni civilement ni pénalement pour une quelconque raison durant son mandat, et un mois après la fin de ce dernier. Il bénéficie donc d’une irresponsabilité pour les actes qu’il a commis en tant que président. En effet, selon l’article 67 de la Constitution, « Le président de la République ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite ».

 

En ce moment, lorsqu’on parle d’immunité présidentielle, on la relie à “l’affaire des sondages de l’Elysée. Elle remonte à 2009, sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012), durant laquelle l’Élysée a déboursé plusieurs millions d’euros de fonds publics pour des sondages et des conseils en opinion auprès de divers instituts et de cabinets. Les sondages concernaient des affaires privées mais aussi politiques (élections régionales, rivaux du président pour la prochaine élection…). Durant cette affaire, l’Élysée n’a pas respecté les règles des marchés publics lors de la commande de sondages à certains instituts (Ipsos, IFOP, OpinionWay…).

Protégé par son immunité présidentielle, Nicolas Sarkozy n’a pu être visé par les juges, l’affaire s’étant déroulée dans le cadre de son mandat. Il n’a comparu qu’en tant que témoin le 2 novembre 2021 en invoquant la séparation des pouvoirs, sans répondre aux accusations faites à son égard :

« C’est un principe essentiel des démocraties qui s’appelle la séparation des pouvoirs et comme président de la République, je n’ai pas à rendre compte de l’organisation de mon cabinet ou de la façon dont j’ai exercé mon mandat »
Nicolas Sarkozy, 2 novembre 2021

Pour certains, la justice doit être la même pour tous et un pays en démocratie ne peut pas juger différemment ses citoyens. Or, le président ne peut être inquiété par la justice du fait de son immunité présidentielle. Mais pour d’autres, il est évident que le chef de l’État ne peut pas être jugé comme le serait un citoyen. Notamment parce qu’un président, s’il doit rendre des comptes à la justice en étant soupçonné dans une affaire, ne peut être mis en examen et avoir l’interdiction de quitter la France, ou de parler à l’un de ses ministres, etc… Cela contribuerait à entraver ses missions et irait à l’encontre de l’équilibre des pouvoirs entre le judiciaire, l’exécutif et le législatif. Alors, faut-il lever l’immunité présidentielle ? On en débat aujourd’hui avec deux experts !

🕵  Le débat des experts  🕵

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Le « Pour »
Eric Alt
Vice président d’Anticor
Mettre fin à l’inviolabilité d’un monarque républicain

En 2011, Jacques Chirac a comparu devant la justice pour détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêts.  L’ancien président a été condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis. Cependant, le jugement est intervenu quinze ans après les faits : aucune poursuite ne pouvait avoir lieu pendant le temps du mandat.

Nous sommes en « monarchie républicaine » : le Président de la République décide de tout mais n’est responsable de rien.

En 2021, dans l’affaire dite des « sondages de l’Elysée », Nicolas Sarkozy est venu, car il y a été contraint, mais a refusé de répondre aux questions du tribunal.  Il s’est abrité derrière un privilège dont il avait une conception particulièrement extensive. En effet, nous sommes en « monarchie républicaine » : le Président de la République décide de tout mais n’est responsable de rien.  Il ne peut répondre, pendant son mandat, de crimes ou délits commis en dehors de ses fonctions. Il ne peut pas non plus avoir affaire à la justice civile : quand Nicolas Sarkozy a divorcé, un juge s’est respectueusement rendu à l’Élysée pour enregistrer sa volonté.

Une phase d’examen préalable devrait permettre d’écarter les plaintes et procédures abusives

En 2012, le rapport Jospin « Pour un renouveau démocratique » relève que les citoyens attendent de leurs gouvernants, notamment de ceux qui sont chargés des plus hautes fonctions, un comportement irréprochable et exemplaire. Il constate aussi le besoin d’une plus grande égalité devant la justice : les gouvernants, y compris le président de la République ne peuvent être au-dessus des lois et ne sauraient en être affranchis. Le rapport propose de mettre fin à l’inviolabilité du Président  sous réserve de règles de compétence et de procédures particulières : une phase d’examen préalable devrait permettre d’écarter les plaintes et procédures abusives. L’instruction du dossier serait obligatoire. Mais le jugement interviendrait dans les conditions de droit commun. 

Ce privilège est une exception française.

Cette réforme serait d’autant plus justifiée que ce privilège est une exception française. En Allemagne, le chancelier fédéral est soumis aux règles de droit commun de la responsabilité pénale des fonctionnaires. En Espagne, la responsabilité pénale du Premier ministre peut être engagée devant la chambre pénale de la Cour suprême. Au Royaume-Uni, le premier ministre est jugé selon le droit commun. Aux États-Unis, par une décision Trump. Vance du 9 juillet 2020, la Cour suprême a un peu plus élargi le champ des actions judiciaires dont le Président des États-Unis est susceptible de faire l’objet. Si ce dernier n’est pas un justiciable comme les autres, son immunité constitutionnelle est cependant réduite. En revanche, la Reine d’Angleterre « ne saurait mal faire ». Elle bénéficie donc d’une immunité totale, aussi bien pénale que civile. Les autres monarques européens ont un statut comparable. La France est le seul pays où celui qui détient la réalité du pouvoir politique jouit de l’immunité d’un monarque. Sauf à comparaître,« en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », devant la Haute Cour de justice, juridiction très politique.

C’est pourquoi Anticor propose de mettre fin à l’inviolabilité du Président de la République pour les actes détachables de ses fonctions, après examen par une Commission des requêtes.

Le « Contre »
Jean-Eric Gicquel
Professeur de droit public à l’Université de Rennes 1
Une immunité présidentielle à préserver ? Oui mais…

Il convient ici de distinguer le principe d’une protection accordée au président de la République du régime de protection prévu par les articles 67 et 68 de la Constitution du 4 octobre 1958. Élu de la nation, chargé notamment d’assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat (art. 5) et occupant, en raison de l’évolution présidentialiste du régime de la V° République, une place prééminente au sein des institutions, il serait inconcevable de ne pas lui accorder un statut protecteur. À l’instar des règles (différentes) prévues en faveur des parlementaires (art. 26) et aux membres du Gouvernement (art. 68-1), il s’agit d’établir un ensemble de garanties permettant au locataire de l’Élysée d’être en capacité d’exercer sereinement ses fonctions pendant son mandat et de pas en être détourné en raison d’actions de harcèlement, de déstabilisation et d’accusations infondées de la part de l’opposition ou des juridictions.

Le particularisme du statut et des prérogatives du chef de l’État justifie qu’il ne soit pas soumis aux mêmes règles que le citoyen ordinaire.

Le principe d’une immunité présidentielle s’impose avec évidence et il serait ici vain de s’en offusquer en brandissant l’article 6 de la Déclaration de 1789 proclamant que « la loi doit être la même pour tous ». Le principe d’égalité n’impliquant pas un droit à l’uniformité, le particularisme du statut et des prérogatives du chef de l’État justifie qu’il ne soit pas soumis aux mêmes règles que le citoyen ordinaire.

En revanche, il y a davantage matière à discussion sur le régime de l’immunité établi autour de deux mécanismes distincts.

Celui-ci gagne sur tous les tableaux puisqu’il exerce le Pouvoir sans pour autant être responsable.

En premier lieu, le président de la République bénéficie d’une irresponsabilité à l’égard des actes accomplis en cette qualité pendant son mandat. Celui-ci gagne sur tous les tableaux puisqu’il exerce le Pouvoir sans pour autant être responsable (seuls le sont le Premier ministre et les ministres contresignant, sauf exceptions, ses décisions – art. 19) sauf dans les hypothèses, limitées et largement virtuelles, d’une action en justice devant la Cour pénale internationale, et d’autre part, d’une destitution prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Mieux encore, l’irresponsabilité est perpétuelle et peut donc être invoquée par l’ex-président à l’égard de tel ou tel de ses agissements antérieurs.

Des précautions ont été prises afin de ne pas créer des situations confinant aux dénis de justice.

En second lieu, l’inviolabilité soustrait le chef de l’État, pendant son mandat, à tout acte de procédure pour les agissements extérieurs à ses fonctions (art. 67). Certes, des précautions ont été prises afin de ne pas créer des situations confinant aux dénis de justice : d’une part les délais de prescription ou de forclusion sont suspendus pendant la durée des fonctions présidentielles ; d’autre part, les instances et procédures peuvent être soit reprises (pour celles engagées antérieurement à l’élection et ensuite suspendues) soit engagées (pour celles déclarées irrecevables) un mois après l’expiration du mandat. Toutefois, certaines critiques peuvent être émises. D’abord, l’étendue de l’inviolabilité, en ce qu’elle inclut aussi toutes les actions civiles dirigées contre le chef de l’État, peut paraître excessive. Ensuite, ce dernier conserve la possibilité d’endosser les habits du simple justiciable afin d’introduire des actions en justice au civil comme en pénal.

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