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Économie : l’État providence est-il en crise ?

📋  Le contexte  📋

« L’État providence » est une conception de l’État dont les prémices apparaissent à la fin du XIXème siècle et s’impose après la Seconde Guerre mondiale. Il se caractérise par un État inséré dans l’économie, jouant un rôle actif dans la recherche du progrès économique et social. Si cette notion est parfois employée de façon restrictive pour désigner le système de protection sociale, elle recouvre en réalité d’autres formes d’interventions. L’économiste américain Richard Musgrave dans The Theory of Public Finance (1959) en propose une typologie en distinguant trois fonctions :
– La fonction d’allocation ayant pour but de financer les infrastructures publiques et de rémunérer ses fonctionnaires.
– La fonction de répartition visant à réduire les inégalités entre les citoyens dans l’accès aux ressources nécessaires, ce qui passe notamment par la redistribution.
– La fonction de stabilisation consistant à réguler l’économie si besoin est.
Cette conception s’oppose à celle de « l’État-gendarme », limitant le rôle de l’État à des fonctions régaliennes (justice, police, défense nationale). Il se contente d’assurer la protection des individus et de la propriété, avec en outre le devoir de prendre en charge les infrastructures, souvent non rentables.

Source : Vie Publique

Essuyant de nombreuses critiques depuis les années 80, l’État providence est de plus en plus remis en cause sur les plans financier et idéologique. Pierre Rosanvallon dans La crise de l’État-providence (1981) les énumère en identifiant trois crises :
– Une crise de liquidité : l’État-providence coûte trop cher et son établissement n’est pas soutenable. Il est le principal inculpé dans les crises de la dette.
– Une crise d’efficacité : les résultats affichés par son action sont décevants, elle admet même des effets pervers du fait de son inefficacité chronique.
– Une crise de légitimité : il n’est plus vu comme la solution mais le problème. Loin d’avoir permis la stabilisation de l’économie et du plein-emploi, il est à l’origine de son instabilité.

La pandémie de Covid-19 a eu d’importantes conséquences sanitaires mais aussi économiques, sociales et financières. Cette situation a favorisé l’interventionnisme étatique pour soutenir l’emploi, l’accès aux soins et la reprise d’activités après le confinement, marquant ainsi un retour en force de l’État providence. Emmanuel Macron, lors de son discours télévisé le 12 mars, avait notamment affirmé ceci : « Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Cette annonce a ravivé de nombreux débats au sujet de l’État providence : les filets sociaux sont-ils suffisants pour absorber les risques ? Comment va-t-on pallier le déficit de la Sécurité sociale ? L’État providence va-t-il réussir à amortir le choc ?

Infographie sur l'état providence

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Le « Pour »
Xavier Landes
Professeur associé à la Stockholm School of Economics de Riga
© Olivier de Rycke
Les crises de l’État providence

L’État-providence traverse une crise polymorphe. Économique d’abord. Les finances publiques n’ont cessé de se dégrader depuis les années 1970 au gré des différentes crises et récessions. De facto, les détenteurs de la dette possèdent un droit de regard sur les politiques publiques et les États voient leur marge de manœuvre réduite.

Sociale ensuite. L’État providence contemporain a été pensé comme une barrière contre les tumultes et horreurs des années 1930-1940 (grande dépression, chômage de masse, fascisme, nazisme, guerre, Holocauste). L’une des leçons de cette période a été la nécessité de garantir une protection contre les aléas de la vie (chômage, maladie, vieillesse), qui se manifeste dans l’assurance publique, tout en limitant les inégalités, principalement au travers d’une fiscalité parfois agressive (tel un impôt sur le revenu très progressif). Les pays scandinaves ont incarné ce projet assurantiel et égalitaire. La motivation n’était pas juste d’égaliser, mais de stabiliser les démocraties afin d’éviter les flambées nationalistes.

Or ce « contrat social » s’érode depuis les années 1980 : fiscalité moins progressive, assurance sociale sur le recul (chômage, maladie), etc. Les inégalités s’accroissent (voir les travaux de Thomas Piketty, Emmanuel Saez, et d’autres) et tuent comme l’ont démontré les études portant sur les déterminants sociaux de la santé (Kate Pickett, Michael Marmot, Richard Wilkinson, etc.).

Dans ce contexte, la crise de l’État providence se traduit par des pressions pour individualiser les risques sociaux (ex. au travers de franchises sur les prestations médicales), le discours de la responsabilité individuelle éclipsant peu à peu celui de la solidarité (par exemple en ce qui concerne le chômage). Il est tentant d’y voir un effet de la chute du communisme en Europe, qui a sapé l’attrait de l’État providence comme élément stabilisateur.

La conséquence directe, qui forme la crise la plus inquiétante, est une corrosion de la légitimité de l’État providence et de sa justification politique, la social-démocratie. La montée des nationalismes et populismes peut être interprétée comme une défiance à l’égard de l’idéal redistributif et assurantiel qui a déçu. Un boulevard s’ouvre donc aux discours antisystèmes arguant que les États favorisent certains groupes (élites libérales, intellectuelles, migrants, etc.) au détriment du « vrai peuple ». Cette « politique du ressentiment » (Katherine J. Cramer) illustre l’érosion du contrat social.

Nul besoin d’idéaliser un hypothétique « âge d’or » ou de noircir outre mesure le tableau, mais force est de constater que l’État providence est en crise, à l’un des pires moments possibles : alors que la scène internationale devient plus volatile (ambitions russes et chinoises, prolifération nucléaire, etc.) et que des enjeux colossaux — changement climatique et pollution (notamment plastique) — menacent les équilibres environnementaux, la biodiversité ainsi que la survie d’une partie de l’humanité. L’État providence repose sur des mécanismes assurantiels, en France et ailleurs. Il articule une vision solidaire de la gestion des risques sociaux qui, malheureusement, est en train de péricliter.

Le « Contre »
Mathieu Lefebvre
Professeur en sciences économiques à l’Université de Strasbourg
L’État providence pas si en crise que ça

Pour rappel, le rôle de l’État providence est d’assurer les citoyens contre les grands risques de la vie (chômage, maladie…) et de lutter contre la pauvreté et les inégalités. En France, la part du budget alloué aux politiques sociales est la plus importante des pays européens : en 2016, 34% du PIB y est consacré contre 32% pour le Danemark, 30% pour les Pays-Bas et 24% pour l’Espagne .

Alors est-ce que les aides sociales coûtent trop cher ? Oui et non ! Macron disait qu’elles représentaient « un pognon de dingue » pour l’Etat français, mais si les montants sont important, seule une petite partie est financée par le budget de l’État puisque la majorité repose sur le principe d’assurance sociale[1].

Demandons-nous plutôt, est-ce qu’elles sont performantes ? Est-ce que les moyens employés sont suffisants pour rencontrer les objectifs sociaux ? Et si ces objectifs sont toujours poursuivis par la politique sociale, est-ce que cela fonctionne ?

Je pense que nos résultats en France sont plutôt bons. En 2017, le taux de pauvreté à un seuil de 50% du revenu médian est de 0,081 en France, contre 0,119 au Royaume-Uni et 0,139 en Italie . La même année, le coefficient de Gini[2], qui rend compte du niveau des inégalités, en France est de 0,292 contre 0,334 en Italie et 0,357 au Royaume-Uni .

D’ailleurs, la crise sanitaire nous a montré à quel point notre politique sociale est nécessaire. Elle a permis de soutenir le pouvoir d’achat des travailleurs et de donner accès aux citoyens à un système de santé performant tout en bénéficiant d’une couverture généreuse. A contrario, un citoyen américain qui contracte le virus et qui a recours à des soins intensifs doit, une fois sorti d’affaire, régler une facture de plusieurs centaines de milliers de dollars. La Sécurité sociale permet à tous de tomber malade et de plus ou moins s’en sortir.

Cependant, même si notre État Providence fonctionne plutôt bien, les ressources engagées sont importantes et nous ne pouvons nous abstenir de réfléchir à ce qui fonctionne bien ou moins bien. Certains points méritent d’être changés, contrôlés et mieux réfléchis. Il est important d’avoir cela à l’esprit si on veut assurer sa pérennité.

[1]L’assurance sociale imposée par l’État protège les individus en mutualisant les risques contre des coûts financiers liés à la maladie, la vieillesse, etc. Elle est financée par les contribuables en fonction de leur revenu.

[2]Le coefficient de Gini est utilisé pour mesurer l’inégalité des revenus dans un pays. L’indice varie de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1 l’inégalité parfaite.
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