Faut-il développer les xénogreffes pour pallier le manque de donneurs ?

📋  Le contexte  📋

Une xénogreffe, ou xénotransplantation, désigne une opération chirurgicale qui vise à remplacer un organe malade par un organe sain (qu’on appelle greffon) mais où le donneur est d’une espèce biologique différente de celle du receveur. Elle s’oppose à l’allogreffe, où le greffon vient de la même espèce que le receveur.

Depuis le 7 janvier 2022, David Bennett, vit avec un cœur de porc génétiquement modifié. Atteint d’une insuffisance cardiaque au stade terminal et inéligible à une transplantation conventionnelle de cœur, l’américain accepte cette opération de dernière chance. Validée par la Food and Drug Administration (FDA), l’opération réalisée par des chirurgiens de l’université du Maryland (au nord-est des Etats-Unis) est pour l’instant un succès. Le cœur porcin s’est mis à battre dans le corps de David sans rejet immédiat. Une première mondiale. Il reçoit un traitement immunosuppresseur, lui aussi expérimental.

Deux mois après son opération, David Bennett décède le 9 mars 2022. 

Le gros problème des greffes, et surtout des xénogreffes, c’est le risque de rejet de l’organe par le corps du receveur. Dans le premier cas, on utilise les immunosuppresseurs des médicaments qui permettent de prévenir du système immunitaire et empêcher une réaction de défense. Une de ses formes, la ciclosporine, mise sur le marché en 1982, a été une révolution.

Mais que faire avec un organe animal ? Dans des cas de greffes interespèces, le risque de rejet hyperaigu (après quelques minutes) est démultiplié. C’est pourquoi, pour David Bennett, le porc dont provient le cœur a été génétiquement modifié pour éliminé trois gênes responsables du rejet rapide et six gênes humains ont été intégrés pour faciliter l’acceptation.

Pourquoi le porc ? Car il est assez proche de nous, avec des caractéristiques physiologiques, anatomiques et génétiques proches de celles de l’être humain, mais aussi assez loin, à la différence du singe, pour que le dilemme éthique et psychologique se pose moins. La taille de ses organes est aussi similaire aux nôtres. C’est aussi un animal qui grandit vite avec des portées nombreuses et régulières. Tout est bon dans le cochon.

Avec environ 60 000 habitants greffés, la France est l’un des pays les plus actifs en terme de transplantation. Longtemps troisième nation active, elle est passée quatrième derrière les USA, le Brésil et le nouveau venu Chinois.

Problème : la file d’attente est longue. En 2017, 6 000 greffes ont été reçues dans l’année pour plus de 24 000 patients. Ce ratio de ¼ a même tendance à s’accroître. Même si les greffes ont augmenté de 20 % en 2021 selon l’Agence de la biomédecine, la hausse reste a relativiser avec la baisse de 2020 où un quart des greffes en moins avait été réalisé suite à la pandémie. En France, environ 500 personnes meurent faute d’une greffe qui n’est pas arrivée à temps pour 6 000 aux Etats-Unis. Alors même si elle n’est encore qu’embryonnaire, faut-il développer les xénogreffes pour augmenter le nombre de greffons ? On en discute avec deux experts.

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Le « Pour »
Pascal Vouhé
Membre de l’Académie nationale de médecine, Unité médico-chirurgicale de cardiologie congénitale Adulte Hôpital européen Georges Pompidou
Les xénogreffes peuvent pallier la pénurie de donneurs d’organes

La transplantation d’organe est devenue une réalité thérapeutique, au début des années 1980, avec l’avènement de la ciclosporine (un médicament qui sert à prévenir l’activité du système immunitaire). Les résultats obtenus ont conduit à une augmentation régulière des indications. Dans le même temps, les sources principales de greffons (accidents de la route et accidents domestiques) ont, heureusement, diminuées. Il en a résulté un déséquilibre croissant entre la demande (receveurs) et l’offre (donneurs).

Pour pallier cette situation, diverses options ont été explorées : (1) médicales : utilisation de greffons de qualité suboptimale, techniques de réhabilitation des greffons, promotion des transplantations avec donneurs vivants ; (2) organisationnelles pour favoriser le don d’organes : campagne d’incitation, application de la règle du consentement présumé, amélioration des conditions matérielles d’obtention du consentement et de prélèvement ; (3) certaines proposées par certains, éthiquement plus difficiles à défendre : « compensation » financière offerte aux familles de donneurs, rétribution des donneurs vivants. Malgré ces mesures, plus ou moins efficaces, le déséquilibre n’a fait que croitre.

La xénogreffe apporte, à l’évidence, une solution pérenne, en mettant à disposition une quantité sans limites de greffons. Deux évènements récents de transplantations à partir de porcs génétiquement modifiés ont marqué les esprits.

En fait, ces « prouesses » font suite à plusieurs décennies de recherche fondamentale et l’irruption de la xénogreffe n’est pas une surprise pour la communauté médicale. Il ne fait aucun doute que les essais cliniques vont se multiplier.

Il est bien évident que de nombreuses incertitudes restent à lever :

  • les problèmes médicaux sont nombreux mais beaucoup sont déjà résolus ou en voie de résolution : rejet hyperaigu, rejet chronique, transmission de rétrovirus (bloquée par une modification génétique), croissance inadaptée du greffon, espoir d’induction d’une tolérance immunitaire (par greffe associée de moëlle osseuse ou de thymus).

  • les problèmes économiques : les conditions matérielles et organisationnelles de production des porcs génétiquement modifiés restent à déterminer

  • les questions éthiques ne manqueront pas d’apparaitre : réticences des receveurs potentiels, manifestations des activistes antispécistes.

Malgré ces différents obstacles potentiels, le développement de la xénotransplantation apparaît comme le seul moyen de mettre fin, à moyen terme, au problème de la pénurie d’organes.

N’oublions pas cependant :

  • que la solution définitive, à plus long terme, de la transplantation d’organe viendra vraisemblablement des techniques de bio-ingénierie.

  • qu’un moyen très efficace de réduire le déséquilibre receveurs/donneurs serait de développer les mesures de médecine préventive pour diminuer le nombre de receveurs potentiels avec insuffisance d’organe terminale.

Le « Contre »
Laurent Bègue-Shankland
Professeur à l’université Grenoble Alpes, Institut Universitaire de France, et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme Alpes (CNRS/UGA) , auteur de « Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences ». Paris : Odile Jacob, février 2022.
Humain, as-tu du cœur ?

Depuis le 7 janvier 2022, un Américain atteint d’une insuffisance cardiaque vit avec un cœur de cochon. Cette prouesse scientifique à plus d’un million de dollars apporte de l’espoir à de nombreux malades et marque une nouvelle avancée technique de la médecine. Pour y parvenir, plusieurs modifications génétiques ont été réalisées chez le donneur porcin afin notamment d’éviter le rejet de la greffe.

Le cochon est déjà considéré comme un animal de prédilection pour d’autres usages thérapeutiques : depuis une cinquantaine d’années, ses valves ou sa peau sont greffées à des malades dans le monde entier. Rappelons par ailleurs qu’il est le plus souvent utilisé sans enjeux thérapeutiques vitaux : un Européen moyen en consommerait 46 au cours de sa vie. Que l’association internationale de défense des animaux PETA manifeste son mécontentement lors de l’annonce de l’exploit médical pouvait donc surprendre : « il serait bien étrange », écrivait déjà il y a plus de 150 ans Claude Bernard, le père de la médecine expérimentale, « que l’on reconnût que l’homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie (…) et qu’on lui défendît de s’en servir pour s’instruire dans une des sciences les plus utiles à l’humanité (…). On ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu’après en avoir sacrifié d’autres ».

Mais l’humanité a changé en 150 ans, et l’on peut voir dans l’usage transplantatoire du cochon, non une authentique avancée mais une possible régression pour les trois raisons suivantes. Tout d’abord, depuis une trentaine d’années, les preuves s’accumulent concernant la complexité cognitive des cochons, leurs émotions et leur proximité biologique avec nous.

Peut-on s’enthousiasmer de transformer à grande échelle ces animaux en simples pièces de rechange de l’industrie biomédicale ?

Cela heurte frontalement des évolutions éthiques globales sur la considération accordée aux animaux que beaucoup (comme l’essayiste Yuval Harari, auteur du livre Sapiens, ou le chercheur de Harvard Steven Pinker) considèrent comme des progrès civilisationnels.

Ensuite, les recommandations européennes concernant l’usage des animaux dans la recherche insistent sur la nécessité d’avoir recours à des alternatives. Le 16 septembre 2021, le Parlement européen approuvait ainsi un texte pour réduire leur utilisation. Cela fait écho à la fameuse règle des 3 R de Russell et Burch : raffiner (diminuer ou soulager la douleur des animaux), réduire leur nombre et les remplacer (par des expériences in vitro ou des simulations biomathématiques par exemple). Sur ce point, il faut évoquer ici la perspective très prometteuse offerte par le cœur artificiel développé en France par l’entreprise Carmat.

Encourager cette haute technologie plutôt que les xénogreffes de chair porcine permettrait d’éviter un dernier écueil :

Selon le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies des Etats-Unis, les xénostransplantations constituent de potentiels vecteurs de transmission de virus ou de pathogènes.

Bien que le risque soit considéré comme limité, si l’on souhaite vraiment atténuer les risques de zoonoses, est-ce vraiment la bonne direction ? En conclusion, malgré son bénéfice possible pour l’Américain au cœur désormais porcin, la prouesse technique ne va dans le sens ni d’une certaine éthique ni d’une conception globale et durable du progrès médical.

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