Faut-il moins de bureaucratie ?

📋  Le contexte  📋

Contraction de bureau et du grec Kratos – pouvoir –, la bureaucratie est difficile à définir car le terme est déjà connoté. Pour le philosophe Claude Lefort, elle « s’offre à nous comme ce phénomène dont chacun parle et pense avoir quelque expérience et qui, cependant, résiste étrangement à la conceptualisation ».

Elle est, pour beaucoup, synonyme de lenteur, d’inefficacité et de complexité. Dans le dessin animé Disney Zootopie, cet imaginaire est incarné par Flash, un employé de la préfecture au département des véhicules de mammifère qui se trouve être…un paresseux. Dans son usage commun, la bureaucratie désigne alors l’ensemble des fonctionnaires, des personnes employées dans une administration publique.

Pourtant la bureaucratie ne désigne pas que le secteur public. Pour l’économiste et sociologue Max Weber, la bureaucratie est une forme d’organisation du travail qui se caractérise par un fonctionnement basé sur une hiérarchie claire entre des membres impersonnalisés dans l’organisation, des procédures et des règles formalisées, une gestion précise et spécialisée des dossiers dans le but de produire un bien ou un service commun. Selon cette définition, une entreprise privée peut aussi être bureaucratique.

D’où vient-elle ? Max Weber voit une corrélation entre l’histoire de l’État occidental moderne et l’histoire de la bureaucratie. L’extension du rôle de l’État déboucherait nécessairement sur une « formalisation et professionnalisation de l’appareil administratif ». L’Etat providence du XXe siècle en serait le paroxysme.

Difficile de mesurer l’ampleur de la bureaucratie, tant le terme est vague. Si l’on parle du nombre de fonctionnaires, la fonction publique emploie 5,7 millions d’agents au 31 décembre 2020 selon la DGAFP (Direction générale de l’administration et de la fonction publique). On peut découper ces fonctionnaires en trois versants. Les fonctionnaires de l’Etat, territoriaux et hospitaliers. Avec 89 fonctionnaires pour 1 000 habitants, la France est le sixième pays de l’OCDE en nombre d’agents publics pour 1 000 habitants selon les chiffres de 2015.

L’ouvrage Normes, réglementations et lois…Mais laissez-nous vivre !, de Frédéric Paya et Marie de Greef-Madelin, recense une passion normative des français. « Il y aurait aujourd’hui près de 400.000 normes, 11.500 lois avec leurs 320.000 articles auxquels il convient d’ajouter 130.000 décrets. »

Selon Le baromètre 2020 de la complexité administrative, réalisé tous les deux ans, 21 % des Français considèrent que leurs démarches administratives menées auprès des services publics sont compliquées. Si les démarches les plus fréquentes (impôts, orientation scolaire des enfants ou celles de santé) sont perçues comme les plus faciles, des progrès restent à faire sur le délai de traitement des demandes et sur la relation service public-usagers pour les 7 706 personnes interrogées.

« Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! » Prononcée par George Pompidou en 1966, cette phrase n’a pas pris une ride. La lutte contre la bureaucratie était le cheval de bataille du philosophe-candidat libéral Gaspard Koenig lors de l’élection présidentielle malgré un nombre de parrainages insuffisant. À la tête du mouvement politique « Simple », il s’attaque à bureaucratie trop puissante et trop complexe qui empêche toute marge de manœuvre au peuple face à un pouvoir centralisé. De son côté, la candidate LR Valérie Pécresse proposait de supprimer 150 000 postes de fonctionnaires.

Dans son sens le plus négatif, la bureaucratie désigne aussi un système politique qui écrase l’individu. Le sociologue Michel Crozier, dans Le phénomène bureaucratique (1963), considère que cette organisation maintient « à l’intérieur de nos sociétés modernes certaines des valeurs individualistes d’un monde préindustriel ». Pour qualifier ce phénomène d’augmentation de la rationalité et d’enfermement de la liberté individuelle au sein de structures impersonnelles, Max Weber parle de « cage d’acier ». Enfin, l’anthropologue et théoricien des bullshit jobs David Graeber considère qu’il existe une « bureaucratie totale » qui domine tous les aspects de notre existence et notamment notre créativité.

Alors faut-il moins de bureaucratie ? On en débat avec deux experts.

🕵  Le débat des experts  🕵

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Faut-il moins de bureaucratie ?
Le « Pour »
Nicolas Gardères
Avocat à la Cour, Docteur en Droit, Coauteur de « Simplifions-nous la vie ! » (2021) avec Gaspard Koenig
La bureaucratie contre les pauvres

Il convient d’abord de s’accorder sur les termes. Moins de bureaucratie ne signifie pas moins de service public. C’est même l’inverse ! La bureaucratie n’a en effet rien à voir avec le service aux citoyens. Elle est le pouvoir du bureau, lieu physique et psychique autoréférent et autojustifié. S’autojustifier, c’est se constituer soi-même comme source et comme fin, avec comme véhicule privilégié la norme, le process, le formulaire, dans une logique de construction d’un savoir-pouvoir.

Ce qui en découle pour l’agent, c’est un poste largement parasitaire qu’il subit, et pour le citoyen c’est un enfer de complexité. Pour tous, c’est une perte de sens et d’efficacité.

Une des illustrations les plus dramatiques de cette « imbécillité » bureaucratique peut être trouvée dans le RSA. En effet, les études démontrent qu’au moins un tiers des personnes y ayant droit n’effectuent pas les démarches permettant de percevoir cette allocation de subsistance. C’est tout le paradoxe de l’inflation bureaucratique et normative (la France comporte près de 500.000 normes législatives et réglementaires).

Celle-ci est légitimée par l’augmentation de la protection des citoyens et en particulier des plus fragiles dans le cadre d’un Etat-providence, mais c’est exactement l’inverse qui est observé. Ce sont précisément les plus fragiles, les plus pauvres, les moins éduqués, les moins connectés, qui sont les premières victimes de la complexité normative et bureaucratique.

Pour le riche, la bureaucratie est une anecdote contrariante, dont il se sait se dépêtrer grâce à son réseau et aux avocats qu’il peut se payer. Pour le pauvre, la bureaucratie est une muraille infranchissable, source de résignation, de défiance et de désespoir.

Elle est également un lieu de contrôle. Si la régulation sociale des anciennes « classes dangereuses » n’est plus une mission revendiquée expressément par l’Etat, force est de constater que ce sont les plus pauvres, qui sont les plus contrôlés, les plus en prise avec le monstre froid, les plus appelés à se justifier, à exhiber les moindres détails leur vie privée. Censée régler les problèmes des pauvres, la bureaucratie est devenue plus que jamais un problème pour les pauvres. Chacun connaît la critique « de droite » de la bureaucratie (déclarer ses impôts c’est trop compliqué, créer sa boîte c’est trop compliqué, licencier un salarié c’est trop compliqué, etc.), mais c’est aujourd’hui une véritable critique « de gauche » de la bureaucratie qu’il convient de proposer urgemment, dans une logique de justice sociale.

Sortir de la « cage d’acier » dont parlait Max Weber impliquerait de remettre à plat notre empire juridico-bureaucratique. Non pas en se demandant, timidement, ce qu’il faudrait en retrancher, mais en questionnant, radicalement, ce qu’il faudrait en conserver. Simplifier radicalement les normes qui entravent sans protéger et briser la bureaucratie, rendue largement inutile par la simplification du droit, en remettant l’agent public au service direct des citoyens. Moins de bureaux lointains, plus de maisons du peuple.

Le « Contre »
Régis Martineau
Professeur, ICN Business School, Cerefige
Pas moins de bureaucraties, mais de meilleures bureaucraties

Bien sûr, si l’on entend « bureaucratie » dans son sens péjoratif, elle est bien difficile à défendre. En ce sens qui est devenu presqu’usuel, la bureaucratie se définit par ses excès et ses pathologies : rigidité, manque d’innovation, démotivation des employés, perte de sens, réunionite, paperasserie excessive, décisions absurdes, etc.

Mais c’est oublier que la bureaucratie est, à l’origine, un concept forgé par le sociologue Max Weber pour désigner toute organisation hiérarchique et structurée par des règles formalisées, qui organise la coordination du travail, en vue de produire un bien ou un service commun.

En ce sens, toute organisation, qu’elle soit publique ou privée, est une bureaucratie.

Dès lors que l’on souhaite organiser efficacement le travail à une certaine échelle (à partir de plusieurs dizaines de personnes qui souhaitent travailler en commun), on commence à poser des règles, des procédures, et on nomme des personnes qui gèrent tout cela et donnent des directives: sans le savoir, on commence à construire une bureaucratie, qui reste le moyen le plus efficace pour coordonner l’activité de plusieurs personnes.

Alors, certes, on peut souhaiter des entreprises « libérées » des pesanteurs hiérarchiques et des règles trop strictes : certaines entreprises, semble-t-il, en sont des exemples réussis. Mais, la plupart du temps, on observe un retour assez rapide au « bon vieux » fonctionnement bureaucratique. On a quelques exemples récents de retours de la bureaucratie dans des contextes pour le moins inattendus, comme des collectifs d’activistes, des start-ups des nouvelles technologies, ou des communautés onlines. Plus généralement, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui réclament des règles claires et solides : en témoignent les télétravailleurs, isolés et déboussolés par des horaires de travail devenus flous, et qui souhaitent généralement revenir à une séparation claire entre vie privée et vie professionnelle. En témoignent aussi les micro-travailleurs de la gig-economy (payés à la micro tâche), qui réclament, lorsqu’ils parviennent à s’organiser, des contrats de travail protecteur et des règles de fonctionnement plus justes.

Cette surprenante vitalité de la bureaucratie s’explique par le fait que, comme l’expliquait Max Weber, elle est un moyen rationnel et juste d’organiser le travail.

En effet, elle lutte contre l’arbitraire (par exemple, d’un chef despostique et inconstant agissant selon ses humeurs) en garantissant une certaine équité de traitement et une protection sociale : on obéit à des règles considérées comme rationnellement légitimes. De plus, le principe de séparation entre vie privée et vie professionnelle garantit que l’on on est libre de ses actes en dehors du temps et du lieu de travail. Enfin, l’individu est en principe jugé sur ses qualifications le plus objectivement possible, et non sur son physique ou sur ses relations : ce qui fait de la bureaucratie un instrument efficace de lutte contre les discriminations.

Au final, il ne faut pas moins de bureaucratie, mais de meilleurs bureaucraties, qui allient flexibilité et efficacité. Bien pensées et bien conçues, les bureaucraties habilitantes existent, comme l’ont montré les sciences des organisations. Mais, pour cela, il faut une réelle volonté, et cesser de ne retenir que le sens péjoratif du terme « bureaucratie ».

 

 

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