[Histoire] Faut-il ratifier le traité de Maastricht ?

Cet été 2020, Le Drenche a consacré une série-débat sur les traités qui ont marqué l’Histoire ! L’occasion de revenir sur des sujets historiques qui ont fait l’objet de nombreux débats à l’époque.

Avertissement !

Ce débat, surtout formulé comme ceci, peut sembler trompeur. Il place sur le même plan deux opinions dont l’Histoire a montré qu’elles n’étaient pas forcément sur le même plan. Néanmoins, à l’époque, elles l’étaient. Nous ressuscitons ces débats historiques dans leur contexte pour montrer que les débats d’hier ont contribué à façonner le monde que nous connaissons, et par extension que les débats d’aujourd’hui contribuent à façonner le monde de demain. Et, qui sait ? Peut-être que dans quelques générations, certains de nos débats actuels ne mériteront plus le pied d’égalité dont ils ont bénéficié aujourd’hui ?

 

📋  Le contexte  📋

L’Union européenne ne s’est pas créée en un jour, mais plutôt : « par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait. » comme le prédisait Robert Schumann. L’aventure européenne commence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand une Europe exsangue cherche à assurer paix, stabilité et prospérité. En 1957, la France, la RFA, l’Italie et le Benelux signent le traité de Rome, qui pose les bases de ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne. Certains domaines, comme l’énergie ou l’agriculture, sont travaillés de concert sous l’égide d’une instance supranationale : la Communauté économique européenne.

Au début, seulement quelques prérogatives sont confiées à la CEE. En effet, les souvenirs de la guerre sont frais, et les mécanismes nouveaux : les États refusent d’abandonner trop de souveraineté. Progressivement, l’Europe va cependant se construire. D’abord, la CEE s’élargit, en accueillant des pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou encore la Grèce. Puis, son fonctionnement évolue, puisque la CEE voit l’instauration de l’acte unique en 1986 qui permet la libre circulation des biens, services, capitaux, ainsi que des individus.

Le traité de Maastricht vise à transformer la CEE en l’Union européenne, une union non plus seulement économique mais également politique. À l’heure ou le bloc de l’Est s’effondre, il prévoit la mise en place d’une monnaie unique, crée la citoyenneté européenne et réforme en profondeur le fonctionnement de l’Union créant de nouvelles instances de gouvernance et leur confiant de nouvelles prérogatives. C’est l’un des actes fondateurs de l’Europe que nous connaissons, mais la ratification du traité s’avère difficile car de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer une atteinte à la souveraineté nationale. Le « oui » l’emporte finalement au référendum avec 51,04% des suffrages.

🕵  Le débat des experts  🕵

Le principe du Drenche est de présenter l’actualité sous forme de débats. Le but est qu’en lisant un argumentaire qui défend le « pour » et les arguments du camp du « contre », vous puissiez vous forger une opinion ; votre opinion.
Le « Pour »
Jacques Delors
Président du Parlement Européen
« La Communauté est au rendez-vous de 1992, mais elle est encore face à son destin »

« L’histoire a ses repères, l’année qui vient en est un : 1992 consacre une belle aventure, celle de la Communauté économique européenne, un formidable projet, celui que nous ont légué les pères du traité de Rome. L’année 1992 ouvre une ère nouvelle, celle de Maastricht, elle dessine un très bel horizon, celui de l’Union européenne.

La Communauté est au rendez-vous de 1992, mais elle est encore face à son destin. Pour être prêt, pour appliquer l’Acte unique, il aura fallu beaucoup de volonté, une grande solidarité, de l’audace quelquefois. Tout au long de ces huit années, ces vertus n’ont pas fait défaut à la Communauté pour vaincre les doutes, balayer les scepticismes. Il fallait aussi une méthode, ce fut l’Acte unique, un objectif, le grand marché, des instruments, les politiques communes inscrites dans le paquet I. Mais, pour autant, la Communauté n’a pas encore accompli son destin, et c’est heureux.

En signant le traité de Maastricht, comme le disait, à propos du traité de Rome, ce grand Européen que fut Paul-Henri Spaak, je cite : « Les hommes d’Occident n’ont, cette fois, pas manqué d’audace et n’ont pas agi trop tard. » Ils ont inventé le devenir d’une Communauté nouvelle. Ainsi, 1992 n’est plus un objectif, c’est déjà une référence dans une Europe qui, si l’on n’y prend garde, peut redevenir le continent de toutes les inquiétudes, de tous les scepticismes. Comment agir à la croisée des chemins ?

[…]

Pourquoi l’Acte unique constitue-t-il un saut qualitatif ? Il répond à un objectif clair : faciliter l’intégration européenne en renforçant la cohésion économique et sociale de la Communauté et en créant un grand marché, sans frontières, le plus grand du monde, et ce pour améliorer la compétitivité de nos économies. L’Acte unique propose une méthode simple et efficace, avec un échéancier précis, pour mobiliser les volontés.

Sept ans après que le Conseil européen eut ratifié l’objectif 1992, le grand marché est bien le puissant facteur d’intégration attendu. La Communauté s’affirme plus solidaire qu’hier. Sa stabilité monétaire autorise une union plus étroite.

Cinq années ont passé depuis l’adoption du paquet I. Cinq années, au terme desquelles l’Europe n’est plus la même. L’architecture tient. Les réformes se réalisent au rythme prévu. La Communauté se renforce. La discipline budgétaire est respectée. Cette dynamique s’est nourrie d’actions communes. Certaines s’affirment avec vigueur, c’est le cas de l’environnement. D’autres, malheureusement, trop lentement, c’est le cas de la dimension sociale. Certaines, enfin, fortes de leurs succès, peuvent être aujourd’hui adaptées aux exigences de la compétitivité et aux besoins des entreprises, c’est le cas de la recherche et de la technologie.

[…]

Ces Européens jugeront à juste titre ce marché sur les marges supplémentaires de liberté et d’initiative qu’il leur fournira. Aussi comprendrez-vous que la Commission entende, cette année, se mobiliser sur deux objectifs essentiels. Il y a d’abord l’abolition des frontières physiques, symbole du nouvel espace. […] Il faut assurer la libre circulation des personnes, preuve nécessaire et tangible d’une nouvelle citoyenneté. Cela passe en grande partie par la conclusion, dans l’année, d’accords intergouvernementaux sur les frontières extérieures et sur le droit d’asile.

[…]

Telles étaient les trois grandes priorités : le marché intérieur, le renforcement de la cohésion économique et sociale, la stabilité monétaire. Elles ont été satisfaites dans le cadre des orientations de la réforme financière, discutée par le Parlement et décidée en 1988. Cette réforme financière, je vous le rappelle, repose sur la définition de la discipline budgétaire […]. La discipline budgétaire a été bien observée en dépit des révisions de perspectives rendues inévitables par une situation internationale qui, vous me l’accorderez, est exceptionnelle. L’accord interinstitutionnel a été appliqué dans de bonnes conditions, et votre Assemblée y a grandement contribué. Cette coopération plus étroite a notamment permis de procéder aux ajustements nécessaires. La conclusion est claire : la programmation financière proposée par la Commission dans le paquet I, loin d’être un carcan, a permis de concilier rigueur et adaptabilité.

Mesdames et Messieurs, notre ambition a toujours été une société plus accessible à tous. C’est en cela que l’Europe restera fidèle à son modèle de société, à sa tradition d’ouverture et de générosité. Vos légitimes et constantes préoccupations rejoignent celles de la Commission pour que la Communauté élève la dimension sociale au niveau de son idéal de justice.

Dans les domaines qui constituent le socle communautaire, les acquis sont incontestables. Douze directives ont contribué à fixer les règles minimales communes pour protéger la santé des travailleurs et améliorer la sécurité sur les lieux de travail.

En matière de libre circulation des travailleurs, les possibilités effectives de mobilité transfrontalière ont été renforcées. Enfin, tant la législation que les jurisprudences communautaires ont contribué à faire entrer dans les faits le principe fondamental de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes.

[…]

Enfin, l’ampleur reconnue des problèmes de l’environnement a conduit la Communauté à inscrire son action dans une perspective internationale et à la coordonner avec ses autres politiques. Le quatrième programme 1987-1992 y a largement contribué. Les préoccupations écologiques ont été intégrées dans de nombreux secteurs. L’amélioration de l’environnement devient l’une des clés d’une conception plus harmonieuse du développement, respectueux des temps de l’homme et des équilibres naturels. […]

La dynamique de l’Acte unique a donc joué. On pourra évoquer un contexte économique favorable au départ, c’est vrai. On pourra discuter telle ou telle insuffisance, c’est vrai. On pourra regretter que l’on ne soit pas allé plus loin, plus vite, mais le fait est là. En cinq ans, la Communauté a radicalement changé.

Cette réussite est aussi la vôtre, Mesdames et Messieurs. C’est le fruit d’un long travail en commun avec vos commissions, de débats qui ont enrichi les perspectives initiales et qui ont permis de maintenir le cap tout au long de ces cinq années. »

Le « Contre »
Philippe Séguin
Député
« Le projet de loi viole, de façon flagrante, le principe en vertu duquel la souveraineté nationale est inaliénable et imprescriptible »

« […] Nous sommes tous d’accord au moins sur un point : l’exceptionnelle importance, l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés, et, ce disant, je n’ai pas l’impression de me payer de mots !

[…]

Mon irrecevabilité [au traité] se fonde sur le fait que le projet de loi viole, de façon flagrante, le principe en vertu duquel la souveraineté nationale est inaliénable et imprescriptible, ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs, en dehors duquel une société doit être considérée comme dépourvue de Constitution.

[…]

Il […] est bien temps de saisir notre peuple de la question européenne. Car voilà maintenant trente-cinq ans que le traité de Rome a été signé et que, d’actes uniques en règlements, de règlements en directives, de directives en jurisprudence, la construction européenne se fait sans les peuples, qu’elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de justice. Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences. L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. Beau cadeau d’anniversaire que lui font, pour ses 200 ans, les pharisiens de cette République qu’ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner par leurs actes !

[…]

Dans cette affaire éminemment politique, le véritable et le seul débat oppose donc, d’un côté ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d’organisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu’ils appellent de leurs vœux et, de l’autre ceux qui s’en font une toute autre idée.

La nation, pour ces derniers, est quelque chose qui possède une dimension affective et spirituelle. C’est le résultat d’un accomplissement, le produit d’une mystérieuse métamorphose par laquelle un peuple devient davantage qu’une communauté solidaire, presque un corps et une âme. Certes, les peuples n’ont pas tous la même conception de la nation : les Français ont la leur, qui n’est pas celle des Allemands ni des Anglais, mais toutes les nations se ressemblent quand même et nulle part rien de durable ne s’accomplit en dehors d’elles. La démocratie elle-même est impensable sans la nation.

De Gaulle disait : « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale. » On ne saurait mieux souligner que pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !

[…]

Derrière la question de savoir quelle Europe nous voulons, se pose donc fatalement la question cruciale de savoir quelle France nous voulons.

Bien sûr, la France est solidaire du reste de l’Europe. Bien sûr, sa participation à la construction européenne est un grand dessein. Bien sûr, elle se doit en particulier de rassembler l’Europe méditerranéenne. Bien sûr, elle se doit de retrouver ses responsabilités vis-à-vis de l’Europe danubienne.

Mais la France ne saurait avoir l’Europe comme seul horizon, comme seul projet, comme seule vocation. Il suffit de regarder la carte de la francophonie pour comprendre combien la vocation de la France va bien au-delà des frontières de l’Europe.

[…]

Il faut se déterminer en pensant à la France. Le 24 novembre 1953 – peut-être est-ce un débat auquel vous avez participé, monsieur le ministre des affaires étrangères – Pierre Mendès France s’exprimait en ces termes : « On parle souvent de choix, j’ai fait le mien, je choisis l’Europe, mais je veux les conditions de son succès, qui sont aussi les conditions du renouveau de la France. »

Ce qui trouble le débat, c’est qu’une fois encore on nous propose séparément un but dont nous sentons la valeur et la grandeur, mais dont nous redoutons de ne pas voir réunies les conditions de son succès.

Je pense qu’à quarante ans de distance le problème ne se pose pas en termes radicalement différents. L’avenir de la France ne dépend pas seulement du succès de l’Europe, mais l’avenir de l’Europe, à ce moment crucial de son histoire, passe certainement par le redressement de la France. En entravant sa liberté d’agir, en la contraignant à renoncer un peu plus à elle-même, on rendrait un bien mauvais service à l’Europe. Car la République française pourrait être l’âme ou le modèle de cette Europe nouvelle, aujourd’hui aspirée par le vide et qui hésite entre espoir et angoisse, goût de la liberté et peur du désordre, fraternité et exclusion.

En votant l’exception d’irrecevabilité, je crois donc que nous commencerons à travailler à rendre aux Français un peu de cette fierté mystérieuse dont pour l’heure – comme le disait André Malraux – ils ne savent qu’une chose, c’est qu’à leurs yeux la France l’a perdue.

Il faut se déterminer enfin en fonction de l’Europe que nous voulons. En votant l’exception d’irrecevabilité, nous ne signifions pas un congé, nous exprimons la volonté de construire une autre Europe, la seule Europe qui vaille à nos yeux.

En 1958, le général de Gaulle arriva au pouvoir au moment même où, après une décennie d’incantations européennes, la IVe République était en passe de solliciter de nos partenaires le bénéfice de la clause de sauvegarde, différant l’entrée de la France dans le Marché commun. On raconte que Jacques Chaban-Delmas, missionné pour se faire l’écho des inquiétudes de tous ceux qui s’étaient persuadés que le Traité de Rome était condamné, se serait entendu répondre par le général de Gaulle : « Nous entrerons, comme convenu, dans le Marché commun, nous y entrerons, oui, mais debout ! »

De fait, le redressement national que les élites dirigeantes d’alors ne croyaient plus possible permit à la France de devenir le moteur de l’Europe.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la question et la réponse n’ont pas varié : oui, nous voulons l’Europe, mais debout, parce que c’est debout qu’on écrit l’histoire ! »

 

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