Cet été 2020, Le Drenche a consacré une série-débat sur les traités qui ont marqué l’Histoire ! L’occasion de revenir sur des sujets historiques qui ont fait l’objet de nombreux débats à l’époque.
Avertissement !
Ce débat, surtout formulé comme ceci, peut sembler trompeur. Il place sur le même plan deux opinions dont l’Histoire a montré qu’elles n’étaient pas forcément sur le même plan. Néanmoins, à l’époque, elles l’étaient. Nous ressuscitons ces débats historiques dans leur contexte pour montrer que les débats d’hier ont contribué à façonner le monde que nous connaissons, et par extension que les débats d’aujourd’hui contribuent à façonner le monde de demain. Et, qui sait ? Peut-être que dans quelques générations, certains de nos débats actuels ne mériteront plus le pied d’égalité dont ils ont bénéficié aujourd’hui ?
📋 Le contexte 📋
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est appauvrie et littéralement en ruine tandis que se dessinent déjà les tensions de la Guerre froide. Alors que le traité de Versailles de 1919 visait à réduire la puissance des vaincus et a prouvé ses faiblesses, les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont désiré construire la paix avec les vaincus. C’est dans cette optique que de nombreuses collaborations voient le jour. Collaboration militaire avec la création de l’OTAN et les multiples tentatives successives de création de la CED, puis économique avec la constitution de la CECA, et enfin politique avec le traité de Rome.
Le traité de Rome est le nom donné, par amalgame, à deux traités signés à Rome en 1957 par la République Fédérale d’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l’Italie ainsi que la France. Le premier traité est celui instituant la Communauté économique européenne (CEE). Ce traité est d’une importance capitale dans l’histoire européenne puisqu’il pose les bases de ce que deviendra l’Union Européenne. Il institue notamment la Politique Agricole Commune, la libre circulation des biens et services, des capitaux et des personnes, tout en commençant à aligner les politiques économiques et sociales des pays membres, créant par ailleurs les institutions européennes. Le deuxième traité est celui instituant la communauté européenne de l’énergie atomique, posant les bases de la politique nucléaire civile européenne.
Ce traité est à l’époque présenté par ses partisans comme un pas en avant majeur pour la paix en Europe, et une avancée majeure vers la réalisation d’une forme d’unité européenne. Ses détracteurs y voient un traité trop complexe, véritable usine à gaz et abandon de souveraineté des pays au profit d’une instance supranationale peu démocratique.
🕵 Le débat des experts 🕵
« Ministre des Affaires étrangères de la France, à l’occasion de la signature des traités instituant la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique.
Messieurs les Premiers ministres, Mes chers collègues, Messieurs, Ceux qui furent autrefois les plus réticents à l’égard des projets d’édification de l’Europe, mais qui ont compris les leçons que nous ont données trop d’événements récents, sentent aujourd’hui comme nous que le 25 mars 1957 constituera une des plus importantes dates de l’histoire de notre continent.
La création de l’Euratom et du Marché commun nous obligera, sans doute, à surmonter bien des difficultés politiques et techniques, mais les résultats que nous pouvons attendre de ces deux traités, si nous avons, comme je l’espère, le courage de les appliquer dans leur esprit, sont tels qu’ils transformeront complètement les conditions de vie des populations de nos six pays.
L’expérience de la dernière guerre a montré, plus particulièrement pour la France et l’Allemagne, que la désunion de l’Europe avait pour conséquence automatique de faire rétrograder, tant sur le plan politique que sur le plan économique, les puissances en conflit par rapport aux grandes puissances d’outre Atlantique et de l’est de l’Europe et de modifier ainsi dangereusement l’équilibre du monde.
Nous pouvons donc nous réjouir du travail qui a été accompli comme de l’esprit qui a présidé à nos travaux ; le gouvernement français, pour sa part, s’associe aux félicitations qui ont été, ou qui vont être prodiguées à ceux qui furent les principaux artisans de la rédaction de ces deux traités. Un nom vient à toutes les lèvres, celui du président Spaak, dont la persévérance trouve aujourd’hui sa juste récompense.
Mais, au moment où nous allons signer ces deux traités, il importe de ne pas laisser s’établir dans le monde une confusion sur nos intentions. Sans doute, les six pays en s’unissant, veulent-ils accroître leur capacité de production et accélérer le rythme de leur développement économique. Ils n’entendent pas pour autant s’isoler du reste du monde et dresser autour d’eux des barrières infranchissables. La France, malgré les difficultés que les circonstances l’obligent actuellement à surmonter signe, sur ce point, les deux traités dans le même esprit que ses partenaires.
Il faut que nous proclamions, une fois de plus, notre désir d’associer d’autres pays à l’édification européenne, notamment la Grande-Bretagne sans laquelle l’Europe que nous voulons construire serait incomplète, et de développer notre collaboration politique et économique avec l’ensemble du monde libre.
Nous aurons l’occasion, au cours des prochaines semaines de procéder à l’étude de deux importants projets. Le premier concerne la zone de libre échange que nous espérons réaliser dans le cadre de l’OECE. Il nous faudra résoudre des difficultés réelles, concernant notamment le régime des produits agricoles et la participation des territoires d’outre-mer. Mais les contacts que nous avons pu avoir les uns et les autres avec nos amis britanniques nous laissent espérer que les discussions s’engageront avec le désir très net de part et d’autre, de les voir aboutir rapidement.
Le deuxième projet, lui aussi d’origine britannique, consiste à inclure les assemblées spécialisées existant en Europe dans le cadre plus vaste de l’Assemblée générale du Conseil de l’Europe. C’est d’ailleurs cette initiative britannique qui nous a amenés, dans une large mesure, à essayer de réduire, et non d’accroître le nombre des Assemblées qui pourraient être incorporées dans cet ensemble. Deux difficultés sont à surmonter : il sera nécessaire de modifier certains traités existants, et nous aurons à tenir compte de la position de neutralité à laquelle sont tenus, ou tiennent, certains pays de notre Europe occidentale.
Mais je suis sûr que nous essaierons loyalement, les uns et les autres, de trouver des solutions à ces problèmes. Ainsi, l’œuvre, dont nous franchissons aujourd’hui la deuxième étape, après celle de la 3/3 Communauté européenne du charbon et de l’acier, n’aura point pour effet la création, comme certains nous le reprochent, d’une petite Europe isolée, mais sera l’ébauche de la grande Europe qui constitue notre objectif final.
Nous savons tous d’ailleurs qu’en agissant comme nous le faisons aujourd’hui, nous travaillons sans doute pour les intérêts matériels de l’Occident, mais aussi pour la paix du monde. Notre union et notre force inspireront le respect à ceux qui songeraient à la troubler alors que notre désunion et notre faiblesse constitueraient pour les mêmes la plus redoutable des tentations. »
Source : Discours du 25 mars 1957 lors de la ratification
« Sur le problème général, sur le problème proprement politique, je ne m’attarderai pas. J’ai toujours été partisan d’une construction organique de l’Europe. Je crois, comme beaucoup d’hommes dans cette Assemblée, que nos vieux pays européens sont devenus trop petits, trop étroits pour que puissent s’y développer les grandes activités du XXe siècle, pour que le progrès économique puisse y avancer à la vitesse qui nous est devenue nécessaire.
[…]Un ancien président du Conseil a dit que nous devions « faire l’Europe sans défaire la France ». Ce résultat est-il obtenu dans les projets, tels, du moins, qu’ils sont connus de nous ? C’est ce que je voudrais rechercher.
Ces projets comportent essentiellement la suppression, pour les échanges entre les six pays participants, de tout droit de douane et de tout contingentement. […]
Le Marché commun aura donc des effets très sensibles […]. Ces effets porteront sur les trois aspects du Marché commun, lequel comporte, […] la libre circulation des personnes, la libre circulation des marchandises et la libre circulation des capitaux. […] [Si] le mouvement des capitaux et des biens peut à première vue ne pas paraître toucher aux concepts de Nation et de Patrie, il n’en est pas de même pour les migrations de populations. Il n’est pas indifférent pour l’avenir de la France ni que, pendant une période, les Italiens affluent en France, ni que, simultanément ou pendant une autre période, les Français du Languedoc, de l’Auvergne ou de la Bretagne soient conduits à chercher de meilleures conditions de travail dans une Allemagne qui, en cours de développement rapide, offrirait des emplois à des travailleurs menacés par le chômage.
Or, ces perspectives ne constituent pas une vue de l’esprit. Si les Italiens se montrent si attachés à la notion du marché commun, s’ils sont impatients d’aboutir à une conclusion concrète, c’est bien — et ils ne s’en cachent pas — pour permettre l’émigration de leurs chômeurs.
[…]Le traité doit donc nous donner des garanties contre les risques qui se sont ainsi matérialisés en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, ailleurs encore. Parmi ces garanties figurent le droit, que nous devons conserver, de limiter l’immigration en France, surtout lorsque la conjoncture économique le rendra nécessaire, et des sauvegardes contre le risque d’un chômage et d’un abaissement du niveau de vie importés du dehors. […]
En cas de marché commun sans barrières douanières ou contingents, […] les marchandises dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par priorité et dans tous les pays participants. Ces prix de revient sont fonction des charges qui pèsent sur la production. Or, la France connaît de lourds handicaps dans la compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas, tout au moins au même degré : charges militaires, charges sociales, charges d’outre-mer.
Les autres pays qui n’ont pas de charges équivalentes disposent ainsi de ressources pour leurs investissements, pour accélérer leurs progrès, pour abaisser leurs prix de revient et c’est bien ce que nous avons pu constater depuis dix ans.
[…]L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.
[…]Par conséquent, c’est bien l’ensemble salaires plus charges sociales qui est supérieur en France à ce qu’il est chez nos voisins et concurrents étrangers.
Or, l’harmonisation des charges salariales, directes et indirectes, c’est la vieille revendication de tous les Français qui ne veulent pas que notre pays soit victime des pas en avant qu’il a faits ou qu’il fait dans le sens du progrès.
[…]En fait, mes chers collègues, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.
[…]Lisons le rapport établi par M. Spaak l’été dernier. Le rapport Spaak estime qu’il est impossible et inutile d’harmoniser les régimes sociaux, fiscaux, financiers et économiques des six pays, l’égalisation des conditions de concurrence entre producteurs de pays différents devant être obtenue par une fixation convenable des taux de change, ce qui signifierait évidemment, au départ, une dévaluation du franc français.
[…]La France avait demandé qu’à la fin de la première étape de quatre ans la continuation de la progression vers le Marché commun ne puisse être décidée qu’à l’unanimité des pays participants, c’est-à-dire avec notre assentiment. Une disposition de ce genre a été catégoriquement refusée et il ne reste dans le projet de traité, comme on l’a rappelé à maintes reprises, qu’une clause qui permet, après quatre ans, de faire durer la première étape un an ou deux ans de plus. Ensuite, les décisions sont prises à la majorité.
Même si l’expérience des six premières années s’est révélée néfaste pour nous, nous ne pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions de l’autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop mauvaise, nous serons condamnés à venir quémander des dérogations ou des exemptions, qu’elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties et sans conditions.
[…]Le danger de voir péricliter l’économie française par rapport aux économies des pays voisins va donc être très réel. »
Source :Discours de Pierre Mendès France contre le traité de Rome le 18 janvier 1957