📋 Le contexte 📋
Nouvelle épreuve du baccalauréat depuis cette année, le “Grand oral” a été pensé pour permettre aux élèves de montrer leur capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante. Parmi les compétences évaluées, l’Éducation nationale cite entre autres les connaissances du candidat, sa capacité à argumenter, son esprit critique et la clarté de son propos.
En ce qui concerne le format de l’épreuve, le candidat présente au jury deux questions préparées avec ses professeurs qui portent sur ses deux spécialités. Le jury choisit une de ces deux questions. Il dispose de 20 minutes de préparation pour mettre en ordre ses idées. Pendant 5 minutes, l’élève présente la question choisie et y répond. S’ensuit un échange de 15 minutes pendant lequel le jury évalue les connaissances et des compétences argumentatives du candidat, puis évoque son projet d’orientation.
La prise de parole et les compétences attendues pour cette nouvelle épreuve peuvent être discriminatoires sur plusieurs critères. D’après certaines études, les élèves issus de milieux sociaux défavorisés auraient plus de difficultés dans la prise de parole pour plusieurs raisons (langage, vocabulaire, manque de confiance en leurs capacités orales…). Les inégalités tiendraient aussi du genre : en effet, les filles souffrent plus souvent d’un manque de légitimité et de difficultés à prendre la parole en public.
Le débat tient alors des différentes façons de voir les choses à partir de ce postulat. Pour certains, attribuer une telle importance à l’oral dans le baccalauréat défavoriserait certains élèves et l’épreuve serait alors un facteur d’inégalités. Alors que pour d’autres, inscrire l’oral dans le parcours académique des lycéens permettra de compenser les différences qui peuvent exister entre élèves et contribuerait donc à l’égalité des chances.
Alors que la première édition du Grand oral vient de s’achever (les épreuves ont eu lieu du 21 juin au 2 juillet 2021), le bilan est mitigé. De nombreux élèves et enseignants se sont plaints de ne pas avoir bénéficié de bonnes conditions pour préparer cette nouvelle épreuve, notamment à cause de la pandémie qui a rendu la tenue des cours plus compliquée au cours de l’année, créant par ailleurs des inégalités entre les établissements. Le Grand oral de cette année a aussi été marqué par des problèmes organisationnels, de convocations notamment, rendant le tout plus stressant encore pour les élèves.
Néanmoins, pour que les lycéens ne payent pas les pots cassés, les jurys ont reçu pour consigne d’être indulgents avec eux et ont été mis au courant des points du programmes qui n’auraient pas pu être traités en classe. Si cette première tentative ne fait pas l’unanimité, le débat reste ouvert sur l’impact que cette nouvelle épreuve aura sur les élèves et l’égalité des chances dans les années à venir.
🕵 Le débat des experts 🕵
Nous mettons fin, collectivement, à un privilège. Jusqu’à présent, seule une minorité de personnes, des privilégiés, accédaient à la compétence de parler en public. En ne l’enseignant pas, on l’interdisait aux élèves. Nous n’hésitions pas à nous féliciter d’être la démocratie modèle, le pays des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Quelle curieuse conception de la démocratie où savoir parler en public de façon claire et convaincante restait l’apanage de quelques-uns.
L’immense majorité des Françaises et des Français souffrent leur vie durant de cette incompétence. Combien en ai-je rencontré en 20 ans d’enseignement, des femmes et des hommes vivant dans la peur de prendre la parole, englués dans la spirale du manque de confiance en soi, de la mésestime de soi alimentant elle-même l’angoisse de parler en public.
Pour justifier cet état de fait, on laissait entendre que la qualité d’une oratrice ou d’un orateur résultait d’un talent de naissance, comme si une fée s’était penchée sur le berceau de tel ou tel. Une république qui s’accommodait d’une pensée superstitieuse et magique. En 20 ans, j’ai formé et accompagné plus de 8000 personnes à la prise de parole, de tous âges, de 10 à 70 ans, de tout niveau de responsabilité, de l’adolescent en rupture avec le système éducatif, dit aussi « décrocheur », jusqu’au dirigeant. Les fondamentaux s’acquièrent en 2 jours. C’est plus rapide que d’apprendre à nager ou à faire du vélo. Et comme pour la nage ou le vélo, une fois acquise, c’est une compétence gagnée pour la vie entière.
Comme d’habitude, lorsqu’il s’agit d’un progrès social, la plupart des opposants n’en sentent pas la nécessité parce qu’ils font déjà partie des bénéficiaires. Ils mobilisent des trésors de rhétorique pour dire, sans honte : « Il ne faut pas le faire… ou plus tard… Et c’est pour votre bien ! » Ils refusent de partager un art qui leur donne, tant qu’il n’est pas diffusé, un ascendant sur les autres.
Avec le grand oral et l’oral du chef d’œuvre, le service public de l’Education s’est enfin donné l’objectif de transmettre l’art de la parole et sa maîtrise, à tous les élèves, plus de 700 000 bacheliers chaque année. C’est un levier de l’égalité des chances qui incite désormais les enseignants, de la maternelle à la terminale, à faire de l’oral, une compétence pour tous. Mais aussi un principe d’apprentissage. L’élève français trop souvent considéré comme un simple réceptacle devient davantage acteur de son éducation, un futur citoyen, développant et partageant, au fil des ans, sa propre parole.
L’évaluation du Grand Oral donne un poids démesuré à des compétences orales floues. La grille indicative d’évaluation du Grand Oral fournie par le ministère accord une place importante à l’évaluation de pure forme des compétences orales (2 critères sur 5). La composition du jury renforce le poids de l’évaluation de la forme puisque l’un.e des deux professeur.e.s enseigne une autre matière que celle évaluée. Par ailleurs, comment les candidat·e·s pourront-ils et elles mettre en avant leurs connaissances et leurs capacités d’argumentation en seulement 5 minutes ?
Quand ce ne sont pas les connaissances qui sont valorisées, cela laisse la place à l’évaluation de comportements, d’attitudes corporelles, d’aptitudes langagières qui sont répartis de manière très inégale selon les milieux sociaux. Les compétences orales doivent être transmises par l’école mais rien n’a été prévu en amont de l’épreuve pour remplir cette mission.
Il n’existe pas de moyens dédiés à la préparation du Grand Oral pour les élèves dans les grilles horaires du nouveau lycée. La préparation de cette épreuve est donc censée se faire sur les heures de cours, en parallèle de programmes pourtant déjà trop lourds. Certains établissements peuvent décider de consacrer des heures supplémentaires pour le préparer, mais d’une part la baisse des moyens attribués aux lycées ne leur permet pas de le faire et d’autre part rien n’est cadré nationalement, ce qui va aboutir à de fortes inégalités entre élèves. Par ailleurs, les enseignant.e.s de spécialité ne disposent que très rarement de groupes à effectifs réduits et auront potentiellement 35 sujets différents à encadrer, ce qui rend impossible un vrai suivi individualisé et un accompagnement renforcé des élèves en difficulté. Dans ces conditions, il n’est pas envisageable de développer des pédagogies actives pour amener les élèves à maîtriser les techniques de l’oral et les techniques de recherche documentaire, afin de remédier aux inégalités sociales de maîtrise de ces compétences clé pour réussir le Grand Oral.
Le Grand Oral entérine les inégalités sociales et scolaires face à l’orientation. L’épreuve exige de l’élève une présentation de son projet d’orientation et des démarches effectuées pour le construire. Si les enseignant.e.s ne sont pas censé.e.s évaluer le projet d’orientation en tant que tel, mais la capacité de l’élève à avoir du recul sur son parcours et ses projets, dans la pratique la distinction est difficile à faire. L’évaluation de cette troisième partie risque d’être arbitraire et de privilégier les élèves qui auront eu l’accompagnement familial et scolaire le plus important.
Dans ces conditions, l’épreuve de grand oral évalue des compétences que l’école ne transmet pas. Elle doit donc être supprimée et remplacée par une épreuve évaluant l’oral autrement, dans une optique formatrice, émancipatrice et juste.