Faut-il dénoncer sa boîte sur les réseaux sociaux ?

📋  Le contexte  📋

Lorsqu’une dénonciation a lieu sur les réseaux sociaux (qu’elle vise une personne ou une entreprise), on constate un effet de groupe ainsi qu’une reconnaissance qui permet aux victimes de se sentir moins seules. C’est aussi un moyen de mesurer l’importance du phénomène dénoncé, et donc la nécessité de témoigner pour celles et ceux qui se trouveraient dans la même situation. Grâce aux différents témoignages et à la libération de la parole, les victimes peuvent également arriver à se détacher d’une quelconque honte. En effet, dans les cas de harcèlement ou encore d’agression sexuelle, la victime se retrouve souvent seule à devoir amener des preuves et à témoigner. La dénonciation en ligne est, en outre, un moyen de se faire justice soi-même en nommant directement l’agresseur, ainsi qu’une façon de chercher de l’écoute et du soutien. 

Quelques chiffres à propos des violences et du harcèlement : 

Paru en 2000, un sondage Ipsos démontre que trois salariés sur dix sont victimes de harcèlement moral au travail. Ce chiffre concerne aussi bien les hommes (31%) que les femmes (29%), les cadres supérieurs (35%), les professions intermédiaires (27%), les employés (27%) ou les ouvriers (32%). En 2020, L’enquête globale Violences et rapports de genre (Virage) pilotée par l’Institut national d’études démographiques (Ined), a permis à 17 333 Français de s’exprimer sur la brutalité du monde du travail. La violence y est présente avec 20,1 % des femmes et 15,5 % des hommes, qui déclarent au moins un fait de violence subie en 2020, soit une femme sur cinq et plus d’un homme sur sept. 

Balance ta start-up

En janvier 2020, le compte Instagram Balance ta start-up révèle des dizaines de témoignages de salariées ayant travaillé ou travaillant pour la bijouterie parisienne Lou Yetu, afin de dénoncer les conditions de travail abusives de l’entreprise. Depuis, de nombreuses start-ups connues ont été épinglées par le compte Instagram comme Doctolib, Lydia, Swile ou encore Too Good To Go. 

Le compte Instagram a, entre 2020 et 2021, recueilli plus de 1 400 témoignages, à propos de 150 start-up environ. Mais Balance ta start-up appelle aussi à des témoignages positifs afin de mettre aussi en lumière les bonnes pratiques de certaines entreprises, dont celles en pleine croissance. D’autres comptes fonctionnent sur le même principe : Balance ton stage, Balance ta rédaction, Balance ton bar, Balance ton boss… Toutefois, ces comptes Instagram prennent soin de vérifier les sources des témoignages et de ne pas publier les dénonciations avant d’en avoir recueilli un certain nombre.

Sources : 

Trois salariés sur dix sont victimes de harcèlement au travail, Ipsos, 05/06/2000 

Dossier de presse Violences et rapports de genre Enquête sur les violences de genre en France, Ined, 25/11/2020

Balance ta start-up détruit l’image cool des jeunes pousses en dénonçant les conditions de travail, Ouest-France, 06/03/2021

De 2017 à 2019, une étude a été réalisée par l’Organisation Internationale du Travail sur 4,5 millions de salariés français. Elle a révélé que 52 % des femmes et 27 % des hommes ont été victimes de harcèlement sexuel au travail. 72 % des femmes victimes se sont confiées à un proche, et seulement 4 % ont déposé plainte. Chez les hommes, 33 % se sont confiés, et 1 % uniquement ont porté plainte. 

Dans l’enquête Virage de l’Ined en 2020 évoqué précédemment, plusieurs faits ont été déclarés. Les insultes et les pressions psychologiques sont ce qui revient le plus pour 15 % contre 12 % des hommes. Viennent ensuite les atteintes à l’activité professionnelle (comme le non-respect des horaires ou des conditions de travail). Enfin, les violences sexistes et sexuelles sont déclarées par 4 % des femmes et 2 % des hommes. C’est le mouvement #MeToo qui a notamment contribué à les médiatiser. Concernant les agressions physiques, trois personnes sur dix subissent des répercussions professionnelles graves et dans 6,5 % des cas seulement, elles obtiennent réparation. 

40 % des harceleurs sont des collègues, 18 % sont des supérieurs directs, et 22 % des employeurs. Cette situation rend difficile l’identification et la dénonciation des harceleurs. 

En 10 ans (entre 2010 et 2020), les saisines prud’homales (action de saisir le tribunal pour faire valoir ses droits au travail), ont décru de 55,6%. La France comptant 19,7 millions de salariés travaillant dans le privé, seulement 0.49% des salariés français saisissent chaque année le Conseil des Prud’hommes pour faire valoir leurs droits. Malgré cette chute, le délai des traitements de dossiers s’est allongé dans certaines juridictions. Il faut parfois attendre 4 ans pour obtenir un jugement au Conseil des Prud’hommes de Nanterre, et uniquement si une date d’audience a été fixée.

 

Sources :

Dossier de presse Violences et rapports de genre Enquête sur les violences de genre en France, Ined, 25/11/2020

Forte baisse des saisines prud’homales : faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ?, Cadre averti, 15/06/2021

Chiffres clefs du harcèlement sexuel au travail : agissez !  Reverto, 07/06/2021

La dénonciation sur les réseaux sociaux peut avoir des limites légales et morales. Une des principales étant la redéfinition de la justice : les réseaux sociaux ne peuvent se substituer à un tribunal. Pour certains, cette pratique est dangereuse. Yves Mayaud, Professeur émérite à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, met en avant ses dérives dans son article Le « name and shame », bûcher des temps modernes. Il déclare : 

« Le phénomène du name and shame […] cède très vite à la délation pure et simple, à la surenchère idéologique, ou au relais des groupes de pressions. Alors, ce qui était présenté comme un progrès, au service de la transparence, de la promotion des vertus sociales, se révèle peu à peu sous les traits de l’écrasement, du mépris, de la déconsidération, avec ses manifestations d’exclusion, et de piétinement de la personne. »

Ces mouvements de dénonciation ont en effet accordé aux réseaux sociaux un pouvoir nouveau, qui contribue à façonner l’opinion générale, en se basant sur les dires des utilisateurs. Il faudrait donc faire preuve de prudence et ne pas se laisser tenter par la surenchère. 

Pourtant, face aux limites du système de justice, la dénonciation en ligne apparaît parfois comme dernier recours aux victimes qui n’ont pas réussi à se faire entendre. Certains comportements ont été banalisés dans notre société et les victimes mesurent parfois la gravité de ces derniers très longtemps après qu’ils aient été commis, la volonté n’est alors pas forcément la vengeance publique , mais bien la nécessité d’informer et d’envoyer un message à la société. 

Et vous, qu’en pensez-vous ? Faut-il dénoncer sur les réseaux sociaux ? Aujourd’hui, on en débat sous le prisme du harcèlement au travail avec deux experts !

Sources : 

Le « name and shame », bûcher des temps modernes, Le Club des juristes, 25/04/2021

Pourquoi dénoncer son agresseur sur les réseaux sociaux ? Radio Canada, 09/07/2020

🕵  Le débat des experts  🕵

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Le « Pour »
Elise Fabing
Avocate associée Alkemist avocats, spécialiste en droit du travail, Autrice du livre “Manuel contre le harcèlement au travail” chez Hachette Pratique
Les moyens mis à la disposition du salarié qui souhaite dénoncer une situation de travail illégale sont insuffisants

Évidemment, je suis farouchement opposée au fait que les réseaux sociaux se substituent à la justice.  Mais aujourd’hui, les moyens mis à la disposition du salarié qui souhaite dénoncer une situation de travail illégale sont insuffisants. Les acteurs saisis (représentants du personnel s’il y en a, médecin du travail ou inspecteur du travail) ont des pouvoirs insuffisants.

La condamnation moyenne in fine pour des faits de harcèlement moral est de l’ordre de 7.000 euros. C’est trop peu

Si l’employeur ne réagit pas à l’alerte de la victime, la seule solution pour le salarié, est de saisir un Conseil de prud’hommes ou d’engager une action pénale (lorsqu’il s’agit d’un délit). Sauf qu’en pratique, il est souvent invivable de rester en poste lorsque ce type de démarche est lancée. Les délais de jugement sont hallucinants devant la plupart des juridictions sociales. À Nanterre, ils sont de… 45 mois ! Pendant tout ce temps, l’employé doit vivre avec zéro réparation de son préjudice. Et la condamnation moyenne in fine pour des faits de harcèlement moral est de l’ordre de 7.000 euros. C’est trop peu.

Aujourd’hui, la menace contentieuse n’effraie pas les entreprises, le risque étant jugé faible et lointain, avec un impact non dissuasif sur leur trésorerie , surtout lorsque le salarié a peu d’ancienneté, depuis la mise en place du barême Macron. Dans ce contexte, la libération de la parole sur les réseaux sociaux est nécessaire pour prendre conscience des violences au travail. Par exemple, les comptes Balance sur Instagram diffusent des témoignages anonymes et lancent des alertes sur les comportements déviants dans certaines entreprises. En aucun cas, ils ne s’érigent en tribunaux populaires : les gestionnaires de ces pages tiennent d’ailleurs à donner la parole à l’entreprise mise en cause. Elle a un droit de réponse, et l’action en diffamation lui est ouverte.

Lorsque le monde du travail sera juste et équilibré, ces comptes n’auront plus lieu d’être

Ces comptes, en plus de lutter contre les mauvaises pratiques au travail, permettent aux entreprises visées de remettre en question leurs modes de management, de conclure des accords d’entreprise plus protecteurs des salariés et de prendre soin de leur marque employeur. Par exemple, le compte Balance ton Agency et l’association Les Lionnes ont permis la mise en place d’un travail de fond au sein de l’association des agences de conseil en communication (AACC), pour améliorer les conditions de travail des salariés du secteur.

Lorsque le monde du travail sera juste et équilibré, ces comptes n’auront plus lieu d’être, mais leur contribution est extrêmement importante. 

Il s’agit d’un cri de révolte des plus faibles, les salariés. Il est nécessaire que nos politiques s’emparent du sujet des violences au travail et légifèrent pour que les salariés soient réellement protégés.

Le « Contre »
Thierry Romand
Avocat associé – Cabinet CMS Françis Lefebvre Avocats
La lutte contre la souffrance au travail passe par le fait de trouver un juste équilibre entre efficacité et respect de l’état de droit

La dénonciation des entreprises sur les réseaux sociaux a connu un essor sans précédent au cours des dernières années. De nombreux comptes Instagram relayent désormais quotidiennement des accusations anonymes plus ou moins sérieuses à l’encontre d’entreprises et de leurs managers. Ce phénomène traduit certes une réalité croissante de souffrance au travail notamment dans certains secteurs d’activité.

Ces dénonciations reposent pour l’essentiel sur un mécanisme de dénonciations anonymes peu satisfaisant en terme de garanties des droits et des libertés

Toutefois, les méthodes parfois expéditives qui accompagnent ces dénonciations peuvent aboutir à des dérives lourdes de conséquences, et elles interrogent sur leur compatibilité avec l’état de droit.

En effet, ces dénonciations reposent pour l’essentiel sur un mécanisme de dénonciations anonymes peu satisfaisant en termes de garanties des droits et des libertés.

Quelle que soit leur bonne foi, les personnes qui collectent ces témoignages anonymes ne disposent d’aucune légitimité pour apprécier, seules, leur pertinence et leur véracité et décider de les diffuser sur les réseaux sociaux. Elle se substituent ainsi dans cette mission délicate aux autorités administratives et judiciaires pour décider de manière arbitraire de sanctionner de fait une entreprise sans justifier d’une compétence particulière.

Personne n’accepterait dans un état droit que des sanctions pénales ou administratives soient prises par une quelconque autorité sur le fondement de témoignages anonymes, sans respect du contradictoire, sans possibilité pour ceux qui sont accusés de se défendre et sans qu’aucun recours ne soit ouvert à l’encontre de ces sanctions.

Or, c’est précisément ce qui arrive lorsque qu’une entreprise est stigmatisée sur les réseaux sociaux. Les conséquences d’une campagne de dénigrement peuvent être catastrophiques pour l’image et l’attractivité d’une entreprise à l’heure où les jeunes talents sont à la fois hyperconnectés et en quête de sens.

Pourtant le recours à ces méthodes ne se justifie aucunement par un vide juridique.  Il existe en effet de nombreux recours contre les violences au travail qui garantissent les droits de chaque partie prenante (les représentants du personnel, le défenseur des droits, les organisations syndicales, l’Inspection du travail, le médecin du travail, le juge du travail).

La justice prend du temps mais c’est ce temps qui lui permet de prendre le recul nécessaire et d’être équitable

Il est bien sûr plus commode d’engager une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux sans aucune contradiction plutôt que de suivre le chemin plus lent et plus complexe du recours à la justice. La justice prend certes du temps mais c’est ce temps qui lui permet de prendre le recul nécessaire et d’être équitable en garantissant l’égalité des armes.

En dépit du fait que la souffrance au travail est une réalité qui doit être combattue, il est difficile d’admettre que cette lutte passe par des méthodes expéditives qui peuvent entrainer des dommages collatéraux irréparables pour des entreprises accusées à tort.

Par ailleurs, en matière de prévention des risques professionnels lorsque les entreprises ont le sentiment que les efforts qu’elles déploient sont sans effet sur leur responsabilité, elles sont tentées de se désengager de la prévention de ces risques et de se concentrer sur la gestion des risques au moment où ils surviennent.

La lutte contre la souffrance au travail passe donc par le fait de trouver un juste équilibre entre efficacité et respect de l’état de droit.

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