deux hommes se font un check avec le coude

Société : la bise va-t-elle survivre au coronavirus ?

📋  Le contexte  📋

La bise n’est pas seulement un acte pour se saluer, c’est un geste qui traduit l’affection, la fidélité, l’amitié, ou même le respect que l’on peut porter à la personne. Elle marque une certaine proximité et intimité entre deux individus. La bise, et en général le baiser protocolaire, existent depuis longtemps. Déjà la Bible y faisait référence (le Baiser de Judas), tout comme le Kâma-Sutra, ou encore les récits du père des historiens Hérodote ! Les Romains, par exemple, en ont fait un code social : l’osculum était un baiser entre deux personnes du même rang social, le baisium entre des amis très proches, et le suavium un baiser plus érotique. Puis, la tradition de la bise s’est quelque peu effacée au cours du Moyen-Âge et à la Renaissance. Au XXe, seules les femmes se faisaient la bise. Ce n’est que depuis les années 1970 (et notamment avec les bouleversements de mai 1968) que la pratique s’est développée entre hommes et femmes, ou entre hommes. Source : Brut

La bise n’est pas commune dans tous les pays. En Russie par exemple, la bise entre hommes est interdite ! De plus, chaque pays a ses propres coutumes. Aux Philippines, on salue les personnes âgées en faisant le « Mano », c’est-à-dire en prenant la main de la personne et en la pressant contre son front. En Oman, les hommes se saluent en se touchant le nez. Au sein d’un même pays, les coutumes peuvent être différentes. Rien qu’en France, que l’on soit dans le Nord ou dans le Sud, on ne fera pas le même nombre de bises. Source : Opodo

La crise du coronavirus a bouleversé les manières de se saluer. Le Gouvernement et les autorités sanitaires nous préconisent une distanciation sociale : les individus ne peuvent donc plus se faire la bise, ni même se serrer la main. Il y a donc une reconfiguration des rapports entre les humains. La question se pose alors : continuera-t-on à se faire la bise après cette crise ?

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Le « Pour »
Désveaux Emmanuel
Anthropolgue, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Que survive la bise

Dans nos sociétés occidentales, il existe deux façons de saluer : sans contact versus avec contact. Les premières salutations, uniquement verbales, se rencontrent dans les pays anglo-saxons, les secondes dans les pays latins, et notamment dans le nôtre. Elles-mêmes se divisent en deux catégories : la poignée de main et la bise. La poignée de main a un caractère viril. Elle exprimait à l’origine un accord conclu entre égaux, par exemple, entre paysans, sur un marché à bestiaux. Elle s’est généralisée dans l’espace urbain grâce à l’esprit de confrérie des travailleurs. Elle renvoie à ceux qui partagent la même condition : on se regarde dans les yeux, on se secoue la main, plus ou moins fermement du reste, non sans maintenir en même temps une certaine distance entre les corps : on se tance presque du regard. La bise est toute différente. Son origine est trouble. Si d’un côté, on pense au baiser mafieux et plus globalement au baiser méditerranéen comme signe d’une même appartenance, d’un autre côté, remonte des profondeurs de notre enfance une marque d’affection, restreinte à la famille, plutôt féminine et parfois légèrement infantilisante : « allez, va faire la bise à ta tante ». La bise s’est généralisée depuis cinquante ans, entre amis, entre collègues, au rythme de la féminisation de la vie publique. Elle renvoie à un élan bienveillant, à défaut d’être totalement affectueux, vers autrui ; elle engage beaucoup plus que la poignée de main dans la mesure où elle suppose un rapprochement des corps, jusqu’au contact, et en outre, un instant d’aveuglement, d’abandon presque. Elle impose que se touchent les visages, ce lieu de la fragilité et du rayonnement de la personne. La bise mobilise enfin une vague pulsion érotique sous-jacente. À ce titre, elle est promesse. C’est la salutation du matin par excellence (à la différence, là encore, de la poignée de main, plutôt du soir, consécration du travail accompli ensemble).  La bise reviendra après la Covid-19, sauf à ce que l’alliance de l’hygiénisme et d’un féminisme dévoyé, prennent prétexte de l’épidémie pour la reléguer à son confinement d’origine, à savoir la famille petite bourgeoise. La bise devra retrouver son droit de cité dans nos vies. Elle signifie cette sociabilité enjouée à laquelle nous aspirons tous : une cordialité qui dépasse le simple intérêt mutuel, un vivre-ensemble qui repose sur l’acceptation, mieux la non-répugnance, de l’autre en tant qu’incarnation. Car elle est reconnaissance et reconnaissante. 

Le « Contre »
Jonathan Collin
Docteur en Anthropologie, Chargé de cours en Sciences sociales à la Haute Ecole Léonard de Vinci (Bruxelles, Belgique)
Vers une mise entre parenthèses de la culture de la bise

La bise est un rite interactionnel (au sens goffmanien du terme)*, liée à notre socialisation, c’est-à-dire aux environnements sociaux dans lesquels on a baigné et évolué depuis notre plus tendre enfance. Cette bise est d’ailleurs devenue un élément de notre culture. Dans notre quotidien, quand on salue autrui, on fait régulièrement la bise, particulièrement avec les personnes que l’on considère comme nos proches, notamment les collègues au statut similaire au nôtre. C’est d’ailleurs cette symétrie dans les statuts qui permet ce rapprochement physique.  Mais, en ces temps de pandémie, la chaleur des salutations passant par la bise est mise à mal. On perçoit d’ailleurs toute la difficulté qui est actuellement la nôtre quant au comportement à adopter lorsque l’on doit saluer une personne avec qui on entretient une relation proche. Depuis la mise en place du confinement, le non-recours à la bise nous a été imposé et nous avons dû développer d’autres rites interactionnels. Lorsque l’on croise un proche, nous savons désormais qu’il importe de garder nos distances. La médiatisation des effets de l’épidémie et de l’adoption des gestes barrières a contribué à la reconfiguration des rites interactionnels en produisant une sorte de resocialisation.  L’importance de la distanciation nous est en outre, depuis quelques jours, encore davantage rappelée en raison de l’enclenchement du processus de déconfinement et de la généralisation du port du masque dans toute une série de lieux. Le port du masque crée aussi une sorte de rappel de l’obligation de distanciation et n’invite guère à la pratique de la bise. Bref, une nouvelle civilité interactionnelle apparaît où l’on se salue, mais sans se faire la bise.  La bise sera encore proscrite dans divers espaces relationnels les mois à venir. C’est d’ailleurs recommandé, car le virus circule toujours.  Les cultures évoluent dans le temps et dans l’espace, c’est un fait ; et le Covid-19 modifie sans aucun doute notre culture de la bise. Cela n’empêchera cependant pas les personnes de s’adapter et de moduler leurs salutations afin de témoigner, autrement qu’à travers la bise, le plaisir qu’elles ont à se voir et à se retrouver. Il est ainsi possible de conserver une certaine chaleur humaine, qui peut se manifester par l’intonation et le volume sonore de la voix, mais aussi les yeux. Avec la distanciation sociale et le port du masque, la voix et le regard seront notre meilleur moyen de témoigner notre intérêt à autrui.   * Goffman considère les interactions de la vie quotidienne comme des cérémonies à échelle réduite. Dans celles-ci, les acteurs ayant intégré le caractère sacré de la société le reproduisent dans leurs gestes et manières d’appréhender l’autre. (Sources : Anne Marcellini et Mahmoud Miliani, «Lecture de Goffman», Corps et culture [En ligne], Numéro 4 | 1999 ; Céline Bonicco, « Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive », Philonsorbonne, 1 | 2007, 31-48)

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