commerce équitable

Le commerce équitable aide-t-il vraiment les plus pauvres ?

📋  Le contexte  📋

Le commerce équitable (CE) est un partenariat commercial qui a pour principe de rétribuer de façon juste les producteurs, mais fait également attention aux problèmes sociaux, environnementaux et éthiques. Son principe repose sur le paiement d’un prix plus élevé afin d’offrir une meilleure rémunération aux producteurs. Le commerce équitable concerne essentiellement les échanges entre les pays en développement et les pays développés. Mais il existe aussi un commerce équitable en France pour les producteurs locaux. La mise en place d’une filière de commerce équitable se traduit généralement par l’adoption d’un label. En France, la loi “Climat et Résilience” adoptée en 2021 a rendu obligatoire le recours à un label reconnu par l’État pour toutes les entreprises se réclamant du commerce équitable. Cette loi climat renforce également la définition légale du commerce équitable en intégrant l’agroécologie et la protection de la biodiversité comme partie intégrante du commerce équitable. C’est la plateforme RSE qui se charge de mettre en place cette reconnaissance publique

Source : economie.gouv, Commerceequitable.org

Depuis 2012, les produits étiquetés commerce équitable affichent une croissance exponentielle selon les données du collectif Commerce Équitable France. Après avoir dépassé le milliard d’euros en 2017, les achats de produits du commerce équitable s’approchent des 2 milliards en 2020, et ce, malgré la crise sanitaire qui ne semble pas avoir réfréné l’aspiration des consommateurs français pour des produits socialement et écologiquement plus respectueux. Ainsi, en 2020, les Français ont consommé 12% de produits équitables en plus par rapport à 2019. Ces achats de produits labellisés représentent 1,83 milliards d’euros sur l’année. Ces produits sont encore pour l’essentiel issus du commerce international pour 65%. Les produits issus de filières françaises représentent 35% des achats mais progressent plus rapidement.

Source : Commerceequitable.org, ISF France

Le Commerce Équitable fait l’objet de nombreux débats depuis plusieurs années : tant sur les aspects environnementaux, sociaux qu’économiques. Pour beaucoup d’acteurs du secteur, en diminuant la vulnérabilité des producteurs aux aléas du marché mondial, le Commerce Équitable serait la solution la plus efficace pour réduire la pauvreté et améliorer les conditions de vie des producteurs. Mais pour certains économistes, les conditions d’attribution d’un label de commerce équitable ne favorisent pas les producteurs les plus pauvres, et les travailleurs des producteurs labellisés n’ont pas vu leurs conditions de travail s’améliorer significativement. Alors, le commerce équitable aide-t-il vraiment les plus pauvres ? On en débat avec deux personnes légitimes, engagées et compétentes !

🕵  Le débat des experts  🕵

Le principe du Drenche est de présenter l’actualité sous forme de débats. Le but est qu’en lisant un argumentaire qui défend le « pour » et les arguments du camp du « contre », vous puissiez vous forger une opinion ; votre opinion.
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Le « Pour »

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Delphine Pouchain
Maîtresse de conférences en Sciences économiques à Sciences Po Lille
Le commerce équitable, un levier vers plus de justice économique

Le commerce équitable se présente comme un moyen de concilier croissance, développement et réduction des inégalités, via un échange marchand juste. Il a pour objectif l’amélioration des conditions de vie des producteurs les plus pauvres, en se basant sur le paiement d’un prix considéré comme juste par les échangistes. Qu’en est-il dans les faits : entraîne-t-il moins d’inégalités que le commerce conventionnel en aidant véritablement les producteurs ? En sachant que, par définition, il ne peut concerner que les producteurs capables de produire des biens et de les vendre.

Les effets les plus positifs du commerce équitable proviennent du prix plus élevés et donc de revenus plus importants (mais aussi plus stables) pour les producteurs

Des études récentes ont estimé que les producteurs membres d’une coopérative certifiée voyaient leur revenu agricole augmenter de 15 à 50% par rapport au revenu des producteurs non-membres des coopératives. Cela s’explique largement par les prix plus élevés proposés aux agriculteurs, ainsi que par de meilleurs rendements. Les effets les plus positifs du commerce équitable proviennent de prix plus élevés et donc de revenus plus importants (mais aussi plus stables) pour les producteurs. Le commerce équitable permet également aux producteurs de produire des biens à plus forte valeur ajoutée.

Le commerce équitable remplit des objectifs certes quantitatifs (amélioration du revenu) mais surtout qualitatifs (amélioration globale des conditions de vie) : il augmente l’autonomie des producteurs. Ainsi, la prime de développement permet la construction de routes, d’écoles, de dispensaires…, infrastructures dont bénéficient aussi d’ailleurs les agents ne participant pas au commerce équitable. De plus, on a mis en évidence les conséquences positives du commerce équitable sur la scolarisation des enfants. Les effets du commerce équitable sont par ailleurs visibles concernant l’autonomie des femmes. L’aide apportée par le commerce équitable se traduit par davantage d’estime de soi, de confiance en soi et dans l’avenir, bien au-delà de la question du revenu. Par le biais du commerce équitable, les agriculteurs sont davantage fiers de leur travail, et leur optimisme s’accroît. Le commerce équitable aide donc également les agriculteurs de manière indirecte, par une amélioration globale de leur environnement social et naturel (surtout quand leur production est en même temps biologique).

En exhumant la notion de prix juste, le commerce équitable invite les agents économiques à penser au producteur qui est derrière le produit

Mais c’est encore à un autre niveau que l’aide apportée par le commerce équitable nous semble la plus précieuse : ce dernier oblige les agents économiques à se poser de nouveau la question du prix, de son origine, de son niveau, de ce qu’il rémunère. En exhumant la notion de prix juste, le commerce équitable invite les agents économiques à penser au producteur qui est derrière le produit : qui est-il, où et comment vit-il, le prix perçu lui permet-il de vivre dignement de son travail ? Dans quelle mesure mes achats ont-ils des conséquences sur sa vie ? Quel est l’impact de ma consommation sur mon environnement – au sens large – quand je recherche uniquement à payer les prix les plus bas possibles ?

Ainsi, pour réellement aider les producteurs, le commerce équitable ne doit pas dévier de son message fondateur : les prix du commerce équitable ne sont pas « plus élevés » que dans le commerce conventionnel, ils sont des prix justes, ce qui implique que les prix du commerce conventionnel soient le plus souvent des prix injustes. Finalement, à son niveau, le commerce équitable aide tous les agents économiques à agir de manière la plus juste possible.


Julie Stoll
Déléguée générale – Commerce Equitable France
Le commerce peut s’exercer dans le respect des êtres humains et de la planète

Le monde compte 2,6 milliards de producteurs et de productrices agricoles – soit près de 40% de la population mondiale. Si les causes de la pauvreté en milieu agricole sont évidemment multifactorielles, l’un des ressorts majeurs de fragilisation des populations paysannes ces dernière décennies repose sur la dérégulation des marchés agricoles et sur l’accroissement de la volatilité des prix qui en découle. Avec 65% des travailleurs pauvres dans le monde qui vivent de l’agriculture, force est de constater que le marché mondial des denrées agricoles bénéficie plus à l’agro-industrie qu’aux familles paysannes.

Le commerce équitable, qui vise en effet le développement durable des producteurs parmi les plus défavorisés, propose des solutions. Ses principes d’actions permettent de réintroduire de la régulation dans le fonctionnement des filières – en instaurant des prix minimum garantis et des relations commerciales contractualisées sur la durée.

La fragilisation des agroécosystèmes augmente la vulnérabilité des familles paysannes aux évènements climatiques extrêmes de plus ne plus fréquents

Par ailleurs, si de nombreux producteurs agricoles, au Nord comme au Sud, ont bénéficié de la révolution verte dans la seconde moitié du XXème siècle, les modèles agricoles basés sur une utilisation intensive de la chimie sont aujourd’hui à bout de souffle.  En effet, les techniques de production conseillées aux producteurs ces dernières décennies, si elles ont permis l’accroissement des volumes agricoles, atteignent aujourd’hui les limites de leur pertinence. Déforestation, agroécosystèmes appauvris et fragilisés par la monoculture, baisse de la fertilité des sols, attaques d’insectes et maladies, contribuent à réduire les rendements des parcelles, à augmenter les coûts de production, et à réduire la productivité du travail agricole et les revenus des producteurs. La fragilisation des agroécosystèmes augmente la vulnérabilité des familles paysannes aux événements climatiques extrêmes de plus en plus fréquents – conséquences déjà visibles du réchauffement climatique.

En réponse à ces enjeux, le commerce équitable vise également à accompagner la transition des modes de production des familles paysannes vers des agroécosystèmes plus résilients. Le commerce équitable permet en effet d’améliorer de manière durable les moyens de vie des familles paysannes – afin qu’elles puissent vivre décemment de leur activité mais aussi investir de manière significative dans la transition écologique de leurs modes de production – clefs de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique. Sur le marché français, plus de 90% des produits labélisés de commerce équitable sont également labellisés bio et de nombreux produits équitables, café ou chocolat notamment, sont issus de la valorisation de pratiques d’agroforesterie.

Le commerce équitable permet d’améliorer de manière durable les moyens de vie des familles paysannes

Aujourd’hui le commerce équitable bénéficie à près de 4 millions de familles paysannes dans le monde (tous labels de commerce équitable confondus). Ce chiffre peut paraître faible face aux enjeux mais la réalité est que les paysans souffrent plus du manque d’équité dans les relations commerciales, que de trop de commerce équitable ! Si les acteurs du commerce équitable  agissent sur le terrain depuis des années pour montrer que le commerce peut s’exercer dans le respect des êtres humains et de la planète, la volonté politique est indispensable pour changer les règles du jeu économiques.

D’ailleurs, l’actualité législative française illustre bien la remise en cause de la pertinence des marchés dérégulés pour assurer la justice sociale et la durabilité des filières agricoles. La loi de protection de la rémunération des agriculteurs, dite loi Egalim 2, qui vient d’être promulguée en France s’inspire explicitement des principes du commerce équitable : ce texte instaure en France, à partir de janvier 2022, une obligation de contractualisation entre les agricultures et leur premier acheteur pour une durée de 3 ans, et une négociation des prix basés sur les coûts de production : soit exactement les principes d’actions du commerce équitable !

Le « Contre »

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Ndongo Samba Sylla
Economiste du développement
Les limites du modèle économique du CE

À n’en pas douter, le CE a été un grand succès marketing dans les pays riches. En 2004, les ventes totales de produits CE à travers le monde s’établissaient à 830 millions d’euros. En 2013, elles avaient atteint 5,5 milliards d’euros. Les partisans du CE tendent généralement à penser que plus de ventes au Nord implique plus d’impact socio-économique au Sud. Malheureusement, cette façon de penser est plutôt simpliste.

Premièrement, il faut voir que 10 à 20% seulement de ces chiffres d’affaires sont reçus par les organisations de producteurs, sous forme de recettes d’exportation. De manière générale, ces revenus créés par le CE sont relativement faibles. Si l’on tient compte des producteurs et de leurs familles, les recettes d’exportation par personne représentent moins de 150 euros par an. Cette somme, ces 150 euros, représentent un tiers du revenu moyen par personne des pays à faible revenu (low income countries). A noter également que ces 150 euros ne sont pas des revenus nets – car ils incluent les coûts de production, de conditionnement et de transport, etc.

Sur les 74 pays couverts par le commerce équitable, 10 représenent 70% des recettes d’exportation

Deuxième limite : non seulement les revenus créés par le CE sont faibles, ils sont également très mal répartis. Sur les 74 pays couverts par le CE, 10 représentent 70% des recettes d’exportation. Huit parmi ces 10 viennent de l’Amérique latine qui est la principale région à récolter les bénéfices du CE. La preuve, la prime par personne en Amérique latine est sept fois plus élevée qu’en Afrique.

La position privilégiée de l’Amérique latine s’explique par le fait qu’elle est plus riche et plus productive que l’Afrique et l’Asie du Sud. Parce qu’elle est plus riche, ses producteurs ont les moyens de payer la certification CE. Les pays les plus pauvres ne représentent que 13% des certifications CE contre 54% dans le cas des pays en développement les plus riches. Parce que l’Amérique latine est plus productive, elle est également à même de fournir les quantités et les prix souhaités par le marché. Enfin, il faut dire que l’Amérique latine domine la production de café et de bananes équitables. Or, ces deux produits avec le cacao constituent plus de 80% des recettes d’exportation CE.

Troisième limite : le commerce équitable tend à marginaliser les pays les plus dépendants de l’exportation de produits primaires agricoles. Prenons le cas du café. L’Ethiopie et le Burundi sont les deux pays qui dépendent le plus au monde de l’exportation de café qui rapportent respectivement 34% et 26% de leurs recettes d’exportations. Malheureusement, les certifications de café CE sont inexistantes au Burundi et limitées en Ethiopie. Paradoxalement, le Mexique et le Pérou qui ne sont pas du tout dépendants du café représentent près d’un tiers des certifications de café CE. La banane et le cacao racontent la même histoire.

Ce que j’ai appelé le « biais ploutocratique » fait référence au fait que le CE marginalise les pays les plus pauvres, les producteurs les plus pauvres et les pays les plus dépendants. Ploutocratique vient de « ploutocratie » qui signifie gouvernement des riches. Dans les faits, le CE œuvre pour les riches.

Une autre manifestation de ce biais ploutocratique est que le surplus payé par les consommateurs du Nord reste dans le Nord pour l’essentiel. Dans le cas des Etats-Unis, pour chaque dollar consacré à l’achat d’un produit CE, seuls 3 centimes sont transférés dans le Sud sous forme de revenus supplémentaires (extra income).

« Une bonne cause souffre souvent davantage des efforts inopportuns de ses amis que des arguments de ses ennemish

Le surplus payé par les consommateurs est capté vraisemblablement par les supermarchés, les entreprises qui vendent les produits CE et par les organisations de labellisation. Pour prendre le cas de Transfair USA, l’organisation de labellisation basée aux Etats-Unis et qui a d’ailleurs récemment quitté le mouvement, ses revenus issus de la vente de licences CE ont été multipliés par 22 entre 2001 et 2009. Nous pouvons être sûrs que les revenus des producteurs du Sud n’ont pas connu une progression aussi vertigineuse.

Thomas Jefferson a écrit, et je le cite, « une bonne cause souffre souvent davantage des efforts inopportuns de ses amis que des arguments de ses ennemis » (« a good cause is often injured more by ill-timed efforts of its friends than by the arguments of its enemies »).

Je crois que son propos décrit parfaitement la situation du CE. Mon point de vue n’est pas de dire que tout ce que le CE fait est erroné ou mauvais. Il diffère également de ceux qui critiquent le commerce équitable en vue de mieux maintenir le statu quo. Il est plus subtil et pourrait être résumé ainsi : quand il s’agit de combattre la pauvreté et de donner aux gens des opportunités de gagner leur vie dignement, mêmes les meilleures intentions ont toutes chances d’échouer si leur démarche s’appuie avant tout et par-dessus tout sur une logique de « marché libre ». Parce qu’elles vont finir par maintenir le statu quo : enrichir la minorité ou les plus compétitifs et marginaliser les plus pauvres et les plus nécessiteux.

Extraits de l’article « Ndongo Samba Sylla: Le commerce équitable et le défi de la transformation rurale durable » paru sur le site de l’IFAD. Retrouvez l’intégralité de l’article ici


Malgré nos recherches, nous n’avons pas pu trouver de contributeur pour défendre cette thèse. Si vous êtes compétent et légitime ou que vous connaissez quelqu’un qui l’est, n’hésitez pas à nous contacter : contact@ledrenche.fr

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