📋 Le contexte 📋
A l’image du monde du sport, les championnats professionnels de football français sont à l’arrêt depuis la mi-mars. En cause, bien sûr, l’épidémie de coronavirus qui empêche non seulement les rassemblements de grand ampleur dans les stades, mais qui contrarie également la santé physique des joueurs. Junior Sambia, milieu de terrain de Montpellier, a par exemple été hospitalisé en soins intensifs. Ligue 1, Ligue 2 et National (semi-professionnel), les trois premiers échelons du foot français ne reprendront pas avant août, dixit Edouard Philippe.
Une chose est certaine : la Fédération Française de Football a entériné l’arrêt des championnats amateurs, Edouard Philippe celui des professionnels. De quoi satisfaire la plupart des joueurs réfractaires à un retour prématuré sur les gazons. Aucune décision n’a pour le moment été entérinée par la Ligue de Football Professionnel (LFP) pour la prochaine saison. Entre les droits TV et le calendrier à respecter, l’impératif de reprise en août est pour le moins pressant.
C’est la dernière inconnue d’une équation difficilement soluble. Si reprise il doit y avoir en août, peut-elle se faire avec des stades remplis de dizaines de milliers d’aficionados serrés les uns contre les autres ? Complexe à envisager, même dans quatre mois, d’un point de vue sanitaire. La solution du huis clos reste envisageable afin de ne pas contrarier l’équité sportive. Mais ne tue-t-on pas l’essence même de ce spectacle populaire ? Le ballon rond doit-il reprendre quitte à se priver de ses supporters ? Venez en débattre avec nous.
🕵 Le débat des experts 🕵
« Football is nothing without fans », slogan attribué à plusieurs légendes du football (Jock Stein, Matt Busby), repris dans de nombreux stades par des supporters, est une phrase que je pourrais reprendre à mon compte et qui est une réalité : que ce soit au stade, au bar ou dans son canapé, c’est toujours un supporter qui regarde un match. La crise sanitaire risque néanmoins de modifier fortement nos comportements collectifs, au moins pour une période temporaire dont on ignore la durée. La « distanciation sociale » imposée retarde de fait notre retour au stade sine die. On ne peut que le déplorer ! Mais faut-il retarder d’autant la reprise des championnats ?
C’est l’avis préconisé par un collectif de 45 associations d’ultras : « Il n’est pas envisageable qu’il reprenne à huis clos… Le football ‘coûte que coûte’ est un football de honte, qui n’aura aucun lendemain », ajoutant que « le football n’est pas un programme télévisuel… ». Mais d’argent dans le football, il en a toujours été question : « Football is a big business » fut affirmé pour la première fois en 1905 par le fondateur de la Football League, William McGregor, drapier de son état.
Depuis sa création en 1863, le football a traversé les époques en se transformant. Le sociologue R. Giulianotti distingue quatre périodes dans l’histoire du football : la période traditionnelle (avant la Première guerre mondiale), la période moderne (entre-deux guerres), la période moderne tardive (jusqu’aux années 1980) et la période post- moderne qui débute dans les années 1990 : nous sommes encore dans cette période qui débute avec l’arrêt Bosman et est marqué économiquement par le rachat des clubs par des milliardaires et des États et l’envolée des droits de retransmission. En effet, dans les années 1970 en France, les ressources des clubs de football professionnels, beaucoup plus faibles qu’aujourd’hui, dépendaient principalement des recettes aux guichets auxquelles s’ajoutaient les subventions municipales et la publicité. Les droits de retransmission étaient alors insignifiants (moins de 1%). L’équilibre financier des clubs à la fin de la saison était donc fortement lié à la fréquentation du stade alors qu’aujourd’hui, sa contribution est devenue minoritaire (11% des revenus contre environ 50% pour les droits TV).
Les matchs à huis-clos apparaissent donc comme une des solutions économiques pour aider les clubs à surmonter ce choc, même si, évidemment, « Sans ses supporters, le football n’est rien ».
Les sanctions de huis-clos émises par la Ligue de football professionnel présentent au moins cet avantage : le
football sans spectateur, on sait ce que ça donne. Des matchs où le rythme paraît plus lent. Où l’émotion devant notre écran de télévision est moindre, parce qu’elle n’est pas portée par les hourras ou les encouragements d’une foule. Sans personne pour encourager un joueur qui déborde sur l’aile, sans personne pour s’extasier d’un dribble ou d’un tacle salvateur, le football perd de sa saveur, et sa dimension cathartique.
Plus question de s’époumoner, bien sûr, mais nous pouvons également oublier tout ce qui forge notre identification en tant que fan de foot. Rappelons nous que dans nos souvenirs les plus chers demeurent ceux d’une joie ou d’une tristesse collective, plus que le transfert d’un cador ou le but d’un joueur. Le pouvoir de l’argent sur le foot est déjà si prégnant que le spectateur a vu sa place fragilisée avec les années. Accepter l’éventualité de jouer au football dans un stade vide n’aura rien de court-termiste, il permettra à ceux qui pensent le football comme une affaire d’argent de faire sans certains de ces empêcheurs de tourner en rond, trop amoureux de ballon et pas assez des billets. Depuis des années, certains claironnent que le football est avant tout un spectacle. Ils l’imaginent, maintenant, sans spectateur. Cela aurait pu avoir quelque chose de risible si ce n’en était pas triste.
Si le coronavirus permet d’imaginer le monde d’après, alors les décisions à prendre dessineront le foot de
demain. Le fan de foot, invité déjà depuis bien longtemps à ne pas faire trop de bruit, à payer chèrement son droit de suivre son club de cœur sur des chaînes privées – qui se sent souvent dépossédé de son club par les actifs financiers –, va devoir aujourd’hui accepter que le football continue, mais sans lui. Si le supporter n’aura aucun impact – le football a cette particularité que celui qui le fait vivre, par son investissement financier et personnel, n’est pas concerté. Jamais – dans les décisions qui seront prises par les instances, il peut faire jouer son désintérêt pour la chose footballistique en cas de reprise anticipée en dépit du bon sens.
Peut-être, alors, sans passion ni audience, les instances reconsidéreront le supporter. Céder, même passivement, à l’idée que le football peut se jouer sans personne pour le vivre passionnément est dangereux. Le huis-clos généralisé ouvrirait la porte à de futurs choix que pourront prendre “ceux qui décident” contre “ceux qui font vivre”, parce que les décisions prises dans l’urgence ont la fâcheuse tendance de s’inscrire, par la suite, dans le temps. Dans un deuxième temps, ce projet acterait tout simplement la mort du football tel que nous le connaissons.