Qu’est-ce qu’une « bulle de filtre » et comment pouvez-vous en sortir ?

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Sur Internet, le temps des internautes est une ressource rare pour laquelle les entreprises sont en compétition. C’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention. En effet, l’attention et le temps des internautes sont limités. Depuis des années, les entreprises développent ainsi des techniques pour capter l’attention les internautes, et surtout pour la garder. C’est la manière dont fonctionnent les réseaux sociaux, qui ont pour objectif de nous faire passer le plus de temps possible sur leurs plateformes. Pour cela, ils utilisent des algorithmes qui personnalisent les contenus que nous consommons en fonction de nos préférences. Mais cela n’est pas sans conséquence et a tendance à nous enfermer dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « bulles de filtre ». On vous explique ce phénomène.

Qu’est-ce qu’une « bulle de filtre » ?

Un très grand nombre d’entre nous s’informe désormais en ligne. En 2022 en France, 40% des personnes s’informent sur les réseaux sociaux. De manière plus générale, 69% des Français s’informent en ligne, toutes plateformes confondues. Or, l’économiste Julia Cagé estime que les réseaux sociaux ont tendance à créer des « bulles filtrantes », où les utilisateurs finissent par n’être confrontés qu’à un contenu qui leur plaît et qui correspond à leurs opinions déjà établies. Les personnes ne sont alors plus exposées à des points de vue divergents. Cela est dû aux algorithmes qui personnalisent les fils d’actualités.

Vous l’avez peut-être vous-même remarqué pendant et après les confinements : la plupart des personnes ont passé plus de temps sur les réseaux sociaux, et beaucoup ont vu leurs opinions se radicaliser, rendant le débat démocratique de plus en plus périlleux. En situation d’isolement et n’ayant plus à débattre avec des personnes d’idéologies opposées, les internautes se retrouvent confortés dans leurs idées sans plus les remettre en question. Cela est d’autant plus vrai pour les utilisateurs les plus jeunes, qui peuvent parfois manquer de maturité politique.

Pour l’économiste Julia Cagé, la perte de lien social qui s’est accentuée avec la crise de la Covid entraîne des risques pour la démocratie et peut provoquer davantage de désinformation. Les citoyens qui se retrouvent dans des « bulles filtrantes » n’ont pas accès à toutes les informations, mais seulement à celles auxquelles l’algorithme les exposent, c’est-à-dire celles auxquelles ils choisissent d’être confrontés. Comment cela fonctionne-t-il ? Olivier Aïm, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication au Celsa (Sorbonne-Université), explique que les réseaux entraînent une forme de personnalisation de l’information. Cette personnalisation s’opère sur les contenus divertissants, mais aussi sur les informations et le travail journalistique au travers du fil d’actualité des internautes. Les algorithmes des réseaux sociaux ont donc un rôle central dans la création de ces « bulles de filtres ». Les contenus mis en avant sont personnalisés suivant les goûts de l’utilisateur, ce qui le conduit à n’être exposé qu’à une unique représentation du monde. Les algorithmes ajustent les contenus en fonction des opinions de l’internaute et renforcent ainsi ses convictions. Il s’agit d’une logique de confirmation des goûts et des opinions, le monde devient conforme aux idées de l’utilisateur, ce qui le déconnecte de la réalité, ou plus exactement des réalités d’autres personnes dans d’autres bulles. Cela peut par exemple expliquer pourquoi tant de personnes étaient aussi surprises du résultat du vote sur le Brexit en 2016.

Ainsi, enfermés dans une bulle de filtre, nous ne sommes plus exposés à des sujets qui peuvent être complexes ou désagréables. Cela se retrouve également en sociologie politique et électorale : les cercles de relations sont « homophiles », les personnes se rapprochent en raison de leurs convergences idéologiques (Aïm, 2020). Les réseaux sociaux ne sont donc pas les seuls responsables, mais ils amplifient le phénomène. En effet, si les réseaux permettent de se sensibiliser à des sujets variés, ce qui est louable, ils entraînent en revanche rarement une réelle compréhension de problématiques ou de mouvements politiques complexes. Cela affecte l’espace politique : face à ces opinions fragmentées, on peut vite tomber dans le refus de l’altérité et être hostile au dialogue. Chacun se retrouve enfermé dans sa bulle.

Source : Reuters Institute for the Study of Journalism – Digital News Report, 2022

Infobésité et fake news : comment s’y retrouver ?

Sur internet, tout le monde peut potentiellement être un producteur d’information. Il est en conséquence très fréquent que de fausses informations y soient relayées. Cela peut être particulièrement le cas dans les milieux militants où certains n’hésitent pas à être de mauvaise foi (voire à mentir) pour discréditer leurs opposants. Des personnes peuvent alors relayer ces informations sans savoir si elles ont été vérifiées ou non. D’où l’importance du travail des vrais journalistes : leur rôle n’est pas seulement de partager des informations, mais bien de s’assurer de la fiabilité de leurs sources et de s’assurer de la véracité des informations qu’ils partagent. L’important, pour les journalistes comme pour les autres, est de savoir analyser l’information et de comprendre qui en est son producteur : quels sont ses intérêts ? D’où vient l’information ?

Se poser ces questions est d’autant plus nécessaire à l’heure où les médias sont contraints de poster toujours plus de contenus le plus rapidement possible pour rester pertinents dans l’algorithme et gagner en visibilité pour maintenir ou agrandir leur audience. Ce phénomène dicté par le fonctionnement des réseaux sociaux implique une baisse de la qualité du travail journalistique, avec le risque que des fausses informations soient relayées sans être vérifiées dans le but d’être les premiers à sortir l’information. Prenons pour exemple l’affaire de l’arrestation d’un homme qu’on a cru être Xavier Dupond de Ligonnès en octobre 2019 : des policiers écossais ont interpellé un homme qu’ils pensaient être le meurtrier français. Rapidement, les médias français ont relayé l’information selon laquelle l’homme recherché avait été arrêté. Pourtant, les analyses ADN ont sans tarder démenti qu’il s’agissait de Xavier Dupond de Ligonnès. Nous avons donc fait face à un emballement médiatique.

Ce partage d’informations pour faire le buzz favorise les réseaux sociaux, ce qui peut conduire à un délaissement des médias traditionnels. Même si les internautes consomment des contenus informatifs sur les réseaux, cela reste limité. D’une part, parce que la structure même des réseaux n’est pas adaptée au partage d’informations longues. Même si on peut trouver quelques textes et vidéos informatives, celles-ci ont souvent un contenu moins conséquent et étayé que ce qu’on peut trouver dans un article de presse. D’autre part, parce que les internautes ont un temps limité : sur internet, ils consomment beaucoup plus de divertissement. Comme le souligne l’écono- miste Julia Cagé, ils passent donc inévitablement moins de temps à s’informer. Les réseaux sociaux permettent donc de sensibiliser à certains sujets, car l’information y est accessible, mais il est en revanche très difficile d’y approfondir sa réflexion.

Source : Reuters Institute for the Study of Journalism – Digital News Report, 2022

Cette absence de contenu étayé et le partage de plus en plus rapide de l’information peut conduire à des dérives, comme celle des fake news. Les internautes sont peut-être confrontés à plus d’informations, mais pas forcément encouragés à exercer leur esprit critique. Quand chacun peut produire et partager de l’information, il n’est finalement pas surprenant que des informations fausses et non vérifiées circulent. Ainsi, les journalistes se retrouvent non seulement en difficulté à cause des algorithmes des réseaux, mais également parce qu’ils sont en concurrence avec des personnes n’ayant aucune compétence journalistique. L’enjeu ici étant que l’audience peut penser que l’un est aussi compétent que l’autre, sans que cela soit réellement le cas. Internet, malgré son potentiel démocratique, a donc engendré l’ère de la désinformation, rendant le travail journalistique encore plus difficile et nécessaire.

Ainsi, si la démocratisation d’internet et des réseaux sociaux a donné à tous un accès théorique à l’information, cela n’a pour autant pas abouti à une meilleure participation démocratique. En effet, Julia Cagé estime que l’arrivée d’internet a réduit la participation politique malgré un accès facilité à l’information. Comme nous l’avons déjà expliqué, les personnes sont exposées à un nombre limité de points de vue. De plus, la rapidité de la circulation de l’information a un effet négatif sur les incitations des médias à produire de l’information originale. Puisque l’information circule si rapidement, le média qui est le premier à sortir l’information n’en tire qu’un bénéfice limité en terme d’audience en ligne. De plus, il est difficile de monétiser cette audience, alors même que pour les journalistes, l’information est coûteuse à produire.

Alors, comment sortir de sa bulle de filtre ?

Après avoir compris que nous sommes très probablement enfermés dans des bulles de filtres quand nous consommons de l’information en ligne, comment sortir de cette bulle, et s’ouvrir aux opinions des autres pour pouvoir véritablement débattre ?

Le sociologue et politiste Philippe Aldrin explique que l’espace public est désormais segmenté en différentes communautés. Pour construire son argumentaire politique, une solution est de sor- tir de sa communauté et de s’exposer aux per- sonnes ayant des avis éloignés des nôtres. Sans forcément changer ses opinions, il s’agit d’ac- cepter de débattre avec le parti adverse. Quand on a des convictions politiques, l’objectif n’est-il pas finalement de faire évoluer la société dans le sens qui nous paraît le plus juste ? Si l’on refuse de discuter avec nos détracteurs et d’essayer de les convaincre, à quoi bon avoir son opinion seul dans son coin ? Débattre est essentiel au bon fonctionnement de la démocratie.

Ainsi, pour sortir de sa bulle de filtre, il faut avant tout accepter la contradiction. Et accepter qu’on ne peut pas convaincre tout le monde. Se confronter à l’opposition est le meilleur moyen pour comprendre les schémas de pensée de nos contradicteurs et construire un argumentaire qui réponde à leurs arguments et qui puisse les faire réfléchir. Cela peut également aider à aiguiser sa rhétorique. Enfin, admettre qu’on puisse avoir tort et ne pas tout savoir sur tout, être à l’écoute de l’autre quand on n’est pas expert sur un sujet, peut aussi être un bon moyen de cultiver le débat et de s’ouvrir aux opinions des autres.

Sources :

Reuters Institute for the Study of Journalism – Digital News Report, 2022

Aïm, Olivier. « Chapitre 6. Les nouvelles gouvernementalités », Les théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillance Studies, sous la direction de Aïm Olivier. Armand Colin, 2020, pp. 115- 133.

Aldrin, Philippe, et Nicolas Hubé. « Chapitre 6. L’âge des réseaux : penser la circulation de l’information », Introduction à la communication politique. sous la direction de Aldrin Philippe, Hubé Nicolas. De Boeck Supérieur, 2017, pp. 139-162.

Cagé, Julia. « 8. Médias et Démocratie », Regards croisés sur l’économie, vol. 18, no. 1, 2016, pp. 123-133.

 

 

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