📋 Le contexte 📋
Régulièrement, deux étudiants en philosophie décortiquent un sujet sous forme de débat. Le but est de vous donner des pistes de réflexion pour philosopher autrement. Ils écrivent, vous pensez !
Le terme « utopie » est inventé par Thomas More en 1516 dans son livre L’Utopie.
Il dérive ce terme à partir du grec topos, qui signifie « lieu », précédé du préfixe u, qui indique l’absence.
Le terme désigne donc un projet imaginaire et illusoire.
Si l’utopie est sans aucun doute mobilisatrice et qu’elle nous pousse à réfléchir à des alternatives à notre société contemporaine, où doit-elle s’arrêter ?
Devrions-nous essayer de l’atteindre ? Ou serions-nous plus sages de la laisser à sa place d’idéal fantasmé ?
On en débat.
🕵 Le débat des experts 🕵
L’utopie, terme introduit en 1516 par Thomas More, désigne un état des choses idéalisé au moment où elle est énoncée. Elle s’applique généralement à l’aventure humaine et se confond avec un but à atteindre, à savoir celui de l’avènement d’une société meilleure. Elle a donc, parce qu’elle exprime une espérance ou une aspiration, vocation à être réalisée.
L’espérance n’étant pas synonyme d’illusion, le problème de la réalisation de l’utopie se pose dès lors qu’on prend conscience que demain existera et que nous, êtres humains, pouvons prétendre ainsi intervenir. Souvent représentée par la disparition des inégalités, des conflits entre les humains, et la réalisation de la perfection de leur existence sur Terre, l’utopie nourrit l’espoir rétrospectif d’une métamorphose du monde réel.
La réalisabilité ou la non-réalisabilité de l’utopie est relative à son contenu. Toutes les utopies ne sont pas identiques. Si vous deviez imaginer une société meilleure, à quoi ressemblerait-elle ? L’utopie ne fait pas nécessairement l’objet d’un consensus sur toutes les questions, elle peut en outre être sujette à évolution. Il y a peu de chance qu’une utopie personnelle, selon les moyens qu’elle requière, soit réalisable si elle n’est pas partagée.
Je crois en effet que si une utopie concerne tous les membres d’une société, alors elle doit être pensée collectivement, et être toujours recontextualisée afin de conjuguer au présent les formules de la contestation pratique qui impulseront le changement. Un accord sur le futur le plus désirable doit être établi par la discussion et la prise de distance critique à l’égard de la configuration actuelle de nos sociétés et de notre humanité. Sa réalisabilité dépend de la manière dont elle est conçue, des concepteurs, et de son ambition. Il n’y a pas de chemin unique et préexistant vers sa réalisation.
« Le chemin se fait en marchant » pour reprendre un vers d’Antonio Machado. L’utopie n’est donc pas là pour nous montrer la voie mais pour nous rappeler pourquoi on marche. La réalisation de l’utopie est donc moins un but qu’un pari dont il faut revoir régulièrement les conditions. Si on croit encore au progrès, l’utopie est le moteur du progrès. Loin d’être simplement une idéalisation abstraite, elle se nourrit de l’expérience concrète, et anime le changement réel. Même si l’utopie n’est pas totalement réalisable, cela ne signifie pas que tout dans l’utopie soit irréalisable. Ses possibilités de réalisation se construisent dans le mouvement même de ses tentatives de réalisation.
More. T, (1516), L’utopie, 2016, Librio.
Machado. A, (1973), Caminante no hay camino, Broché.
L’intitulé de cette question pose problème puisqu’il joue dès le départ sur une contradiction sémantique. Par définition, l’utopie est une construction imaginaire et rigoureuse d’une société idéale dont la réalisation est impossible. C’est un « ou-topos », un lieu qui n’existe nulle part, et un « eu-topos », un lieu de félicité.
La question est peut-être de comprendre pourquoi il ne vaut mieux pas que les utopies soient réalisées, alors même qu’elles rêvent des sociétés idéales. Cela serait-il vraiment pour le meilleur si nos utopies tendaient à être réalisées ? Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence (1908) pense l’utopie comme le produit d’un travail intellectuel, qui cherche à établir un modèle auquel on puisse comparer les sociétés existantes pour mesurer le bien et le mal qu’elles renferment. L’utopie ne semble pas être une fin en soi, mais elle entretiendrait la mécanique de notre désir social et politique.
Il y a donc un côté subversif de l’utopie qui permet non pas de vouloir un ailleurs meilleur, mais un présent amélioré – en critiquant ses failles. Prenons Utopia de Thomas More, œuvre écrite en 1516. Dans son livre, Thomas More imagine un récit de voyage vers Utopia, une île inconnue où chacun est l’égal de l’autre : tous les citoyens vivent sans propriété privée ni argent dans un bonheur parfait. Ce bonheur est lié à la condition d’une transparence totale, chacun sait ce que fait l’autre, et le voit. Tout le monde bénéficie de la même instruction et du même savoir. C’est un lieu étonnamment parfait et lisse, finalement inquiétant, qui vit en structure close. Le prix à payer, pour une telle félicité, est un mélange de fantasme panoptique (1) et d’égalité stricte, sans nuance aucune. Thomas More ne souhaitait pas l’avènement d’une telle société, mais elle permettait de venir révéler en creux les défauts de l’Angleterre sous Henry VIII.
Allons plus loin : une utopie réalisée, ce ne serait finalement pas pour le mieux. En témoigne le glissement progressif de l’utopie à la contre-utopie qui décrit, au moyen d’une fiction, un univers déshumanisé et totalitaire. Leur point commun est un projet politique qui vise à rendre possible un idéal, et à le réaliser parfaitement, à le rendre inaltérable, donc éternel. Or, le réel est mouvant, imparfait – et l’humain, faillible. L’utopie ne peut se réaliser, au risque de mourir une fois le pied posé sur le sol du réel.
(1) Le « fantasme panoptique » est une expression inventée par Michel Foucault dans Surveiller et Punir, qui renvoie au désir de « tout voir » et de contrôle de la société. Il reprend le « Panoptique » de Jeremy Bentham, un modèle architectural carcéral permettant la surveillance totale des prisonniers.