Ce débat a initialement été publié sur The Rift, le site anglophone du Drenche, et il a été traduit en français par la Rédaction.
📋 Le contexte 📋
Le séparatisme catalan prend racine dans l’histoire de la région. Les premiers mouvements séparatistes remontent au XVIIe siècle, marqué par la révolte catalane contre l’Espagne en 1640. Ces mouvements ont resurgi au XIXe siècle, au moment de la forte industrialisation de la région et du retour de la langue catalane comme langue vivante.
Le mouvement indépendantiste s’est renforcé en 2010, lorsque parmi ses décisions, le Tribunal constitutionnel espagnol a annulé 14 articles du statut d’autonomie de la Catalogne de 2006. Il a considéré inconstitutionnelle notamment la référence à la nation catalane.
Les élections législatives en Catalogne en septembre 2015 font arriver une majorité indépendantiste au pouvoir. Carles Puigdemont est élu président de la généralité de Catalogne en janvier 2016, et il promet d’organiser un référendum sur l’indépendance de la région, qui finalement prend lieu en octobre 2017. Les tensions montent entre la Catalogne et l’Espagne, et les autorités espagnoles essaient d’empêcher le vote d’avoir lieu, y compris en utilisant le recours à la force.
Sources : Encyclopaedia Britannica, The Atlantic
L’Espagne est un des Etats membres de l’Union européenne, ce qui signifie qu’elle a l’obligation de respecter les Traités européens. Le Traité sur l’Union européenne précise à son article 2 que les Etats membres doivent respecter les valeurs fondamentales de l’UE, dont les règles de l’Etat de droit et de démocratie. A l’article 4, il précise néanmoins que l’intégrité territoriale et la sécurité nationale relèvent de la seule compétence de l’Etat membre.
Depuis la fin des années 1990, l’UE dispose d’un mécanisme de protection qui vise à assurer le respect de ses valeurs fondamentales. Ce mécanisme est précisé à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, et il est divisé en 2 parties : l’article 7.1 permet au Conseil européen de formuler un avertissement officiel à l’Etat membre qui ne respecterait pas les valeurs de l’UE, et l’article 7.2 permet de suspendre le droit de vote au Conseil et d’imposer des sanctions à un tel Etat.
Cette procédure a été déclenché seulement à deux reprises, contre la Hongrie et la Pologne.
Sources : POLITICO, EUR-Lex
Le 14 octobre 2019 la Cour Suprême d’Espagne a condamné 9 leaders du mouvement indépendantiste catalan à entre 9 et 13 ans de prison. Cette décision a été contestée par les membres du mouvement indépendantiste, tout comme par une grande partie de communauté internationale. Beaucoup ont critiqué la décision de la Cour, en la jugeant trop politique, parfois même exagérée ou non démocratique. Cette décision de la Cour Suprême espagnole a ravivé les manifestations pour l’indépendance de la Catalogne qui durent depuis quelques semaines dans cette région.
Sources : Reuters, EURACTIV
🕵 Le débat des experts 🕵
La violation par l’Espagne de l’article 1 de la Charte des Nations Unies et de l’article 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) concernant le droit des peuples à disposer d’eux-même est aggravée par l’arrestation des leaders politiques, sociaux et culturels, par leur maltraitance physique, leur persécution et leur poursuite pénale.
Cette dernière est permise par la criminalisation de l’exercice de la liberté d’expression, de liberté de s’assembler et de s’associer, l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire pour intimider et réprimer, le déni du droit démocratique de participation à la conduite des affaires publiques, du droit de voter à un référendum, et du droit de se faire élire et de représenter les concitoyens au Parlement européen (articles 7, 9, 10, 14, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 du PIDCP). Conformément aux articles 10(2) et 96 de la Constitution espagnole, ces normes de droit international relatives aux droits de la personne font partie de l’arsenal juridique espagnol.
Le Conseil a utilisé l’article 7 contre la Pologne et de la Hongrie, où la situation était moins sérieuse
Cette situation porte atteinte à l’article 2 du Traité de Lisbonne, qui stipule que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. »
En gardant à l’esprit que l’Espagne a ignoré les rapports de l’ombudsman de Catalogne (à mi-chemin entre un défenseur des droits et un médiateur, NDLR), du Groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU, du Rapporteur spécial sur la liberté d’expression, d’association, l’indépendance des juges et des avocats, le Conseil européen doit maintenant déterminer, conformément à l’article 7 du Traité de Lisbonne, non seulement qu’il « existe un risque clair de violation grave… des valeurs visées à l’article 2 », mais que cette violation grave a eu lieu. Le Conseil a utilisé l’article 7 contre la Pologne et de la Hongrie, où la situation était moins sérieuse.
L’argument de l’Espagne que l’autodétermination a été accomplie par la décolonisation est réfuté par la pratique internationale
Dans mes rapports à l’Assemblée générale (A/69/272) et au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU (A/HRC/37/63), je formule 23 Principes d’Ordre International, qui incluent le droit de peuples à disposer d’eux-mêmes et définissent les critères de son exercice. Les Catalans sont un « peuple » et ils remplissent les critères inscrits dans les rapports. L’argument de l’Espagne que l’autodétermination a été accomplie par la décolonisation est réfuté par la pratique internationale, qui, en gardant en tête le développement progressif du droit international et l’opinion consultative de la Cour internationale de justice sur le Kosovo en 2010, donne la priorité au droit à l’autodétermination des peuples par rapport au principe de l’intégrité territoriale des Etats.
Les Catalans sont des citoyens européens et ont le droit d’être protégés par la Commission européenne. C’est la crédibilité de l’Union européenne qui est en jeu.
Vous pouvez lire l’intégralité de la tribune (en anglais) ici.
La politique sans principes justes et sans valeurs morales est une difficile lutte de pouvoirs. Mais bien évidemment, la politique implique aussi les intérêts. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est une des questions les plus problématiques de la politique internationale et il n’a pas de formulation claire de ses règles, de ses principes légaux ou politiques.
Ceux qui prétendent à l’application du droit à l’autodétermination peuvent alors se voir confortés dans leur demande, ou le voir rejeté, dans des situations similaires. De plus, des émotions fortes peuvent éventuellement empêcher toute discussion équilibrée. Le référendum en Catalogne en 2017, réprimé par la police pour avoir violé la loi espagnole, l’a clairement démontré.
Ceci est une question de droit interne de l’État espagnol, pas une compétence de l’Union européenne
Les lourdes peines rendues par la Cour suprême espagnole concernant une douzaine d’hommes politiques indépendantistes ont été à l’origine des protestations de masse. Dans une société libre et démocratique, il devrait être tout à fait légitime de questionner les décisions de la Cour, ainsi que le type de crimes définis par le droit espagnol sur lesquels cette décisions a été basée. Néanmoins, malgré les sympathies internationales tout à fait compréhensibles, il faut noter que ceci est une question de droit interne à l’État espagnol, et non pas une compétence de l’Union européenne.
Au niveau juridique, l’article 4(2) du Traité sur l’Union européenne stipule clairement que l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. » Par conséquent, toute intervention non-consentie ou non-demandée de l’Union peut être vue comme une interférence dans les affaires internes et une violation du droit de l’Union européenne.
En plus de ce problème juridique – et malgré toute considération morale -, cela serait aussi une erreur politique : une intervention pourrait causer des divisions profondes entre les États membres, en particulier ceux qui ont potentiellement des revendications indépendantistes. Pire encore, cela créerait un précédent, qui pourrait être utilisé par beaucoup d’autres, au sein et en dehors de l’Union européenne.
L’intervention de l’Union européenne ouvrirait une sorte de « boîte de Pandore »
Comme la Catalogne n’est pas un cas isolé – le Pays Basque (aussi en Espagne), l’Écosse, et d’autres ont des revendications d’autodétermination similaires -, l’intervention de l’Union européenne ouvrirait une sorte de « boîte de Pandore » : cela répandrait l’idée que l’Union protège et soutient les mouvements séparatistes contre les Etats membres. Ce risque c’est pas spéculatif.
Le nationalisme espagnol, déjà visible au sein du parti politique Vox, grandit avec le nationalisme catalan, et se renforce des menaces réelles ou imaginées pesant sur l’unité de l’Espagne. Alors, malgré de bonnes intentions, il revient à l’Union européenne d’arrêter la montée des nationalismes, et non pas de s’impliquer dans le conflit catalan au risque de renforcer encore le conflit.