Ce débat a été réalisé en partenariat avec les rédacteurs de Ciné Maccro : un site qui propose une vision hétéroclite du cinéma.
1. Le contexte
En 1981, à Gotham. Arthur Fleck travaille dans une agence de clowns. Méprisé et incompris, il mène une vie en marge de la société et vit dans un immeuble miteux avec sa mère Penny. Un soir, il se fait agresser dans le métro par trois hommes, qu’il assassine en retour. Si son acte de révolte inspire une partie de la population, Arthur bascule lui peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
Genre : Thriller psychologique
Réalisateur : Todd Phillips
Avec (entre autre) : Joaquin Phoenix (Arthur Fleck / Le Joker), Robert De Niro (Murray Franklin, le présentateur de l’émission), Zazie Beetz (Sophie Dumond, la voisine d’Arthur), Frances Conroy (Penny Fleck, la mère d’Arthur)
Durée : 2h02
Sortie : 9 octobre 2019 en France
Budget : 55 000 000$
Le film obtient des critiques élogieuses mais a également suscité la polémique, notamment aux États-Unis, du fait d’accusations d’apologie de la violence. Le réalisateur ne comprend pas ces reproches qui vont à l’encontre de ses motivations : « En quoi serions-nous irresponsables, alors que justement dans Joker, la violence a des conséquences terrifiantes et réalistes ? »
L’occasion pour Ciné Maccro et le Drenche de débattre du film et plus largment de la place de la morale dans le cinéma !
2. Le débat des experts
Au-delà de l’appréciation cinématographique, Joker est devenu l’objet de débats houleux sur la nature de sa morale. Rien de surprenant pour un film qui tente de susciter l’empathie, et la réflexion, sur un antihéros. De ces palabres, l’on peut formuler quelques interrogations sur le rapport entre Art et Morale. L’Art doit-il être jugé à l’aune de codes moraux ? Un personnage amoral rendrait-il son film immoral ? Rien n’est moins certain.
En aucun cas, le cinéaste ne se veut complice, admiratif de ses actes
Premièrement, ce débat révèle la confusion faite entre admiration et fascination. Si Joker ne peut prétendre à une telle vindicte sur sa morale, c’est parce que l’empathie envers son personnage s’accompagne d’une distanciation formelle. Todd Phillips filme Arthur Fleck sans amour, sans pitié. Et s’il en fait un symbole, le glorifie, c’est dans la diégèse du film, qui se veut la dénonciation d’une société malade dont il est la pire conséquence ; mais en aucun cas, le cinéaste ne se veut complice, admiratif de ses actes. En revanche, il est en effet fasciné par le pouvoir figuratif qu’il peut donner au personnage, et la manière dont il lui permet de brasser ses influences, des scorsesiens Taxi Driver et La Valse des Pantins au Network de Sidney Lumet, dans un film qui se détache quasi intégralement de son étiquette comics.
Mais nonobstant tout jugement moral, Joker interroge le rapport du public à l’Art cinématographique, et sa propension à vouloir y appliquer des jugements moraux dont l’Art ne devrait avoir cure.
Le propre des Arts est de se détacher de toute morale
Bien que la morale ait droit de cité dans l’art, ne serait-ce que par les différentes commissions de classification des oeuvres, le propre des Arts est de se détacher de toute morale. Se voulant en effet comme l’expression d’une vision du monde, ils en expriment toutes les aspérités, même les plus sombres. Voir Art et Morale comme antinomiques reviendrait à les mettre sur un pied d’égalité, et considérer que tous deux possèdent une part similaire dans notre appréhension du monde, ce qui constituerait une erreur fondamentale.
Il est dommage de reprocher à un film son ambiguïté morale
Joker n’échappe pas à la règle. Il est dommage de reprocher à un film son ambiguïté morale, son empathie qui incite à la réflexion, sous couvert d’une quelconque immoralité. Son traitement n’en demeure pas parfait, loin s’en faut. Mais de ce débat, c’est l’acteur principal, Joaquin Phoenix, qui en parle le mieux : « J’estime que ce n’est pas la responsabilité d’un réalisateur d’enseigner au public la morale ou la différence entre le bien et le mal. »
Il y a quelques semaines, Joker sortait en salles et subjuguait le public. Le film nihiliste de Todd Phillips, véritable pépite cinématographique, questionne néanmoins sur le “plaisir jouissif” que nous prenons devant les crimes d’Arthur Fleck. La morale doit-elle nécessairement être présente dans les salles ?
Joker en appelle à nos sensations les plus profondes, les plus bestiales
Bien sûr, rien n’est manichéen dans le cinéma, et Joker en est le parfait exemple. De part la multitude d’émotions ressenties devant le personnage, bonnes ou mauvaises, Joker en appelle à nos sensations les plus profondes, les plus bestiales ; certains crimes à une macabre logique psychologique de vengeance, d’autres à la gratuité la plus bestiale. Une oeuvre sombre à la morale implacable, crime de lèse-majesté à la bienpensance hollywoodienne, qui finalement met en relief un souci du cinéma actuel : sa volonté de ne montrer que le côté pile, propre, de notre monde.
Pourtant, un souci existe pour cet exercice de Phillips : la réception par le public. Le cinéma est un art réceptif, un moment d’interaction entre une oeuvre et un spectateur. Doit-on s’offusquer, s’émerveiller de ce que l’on voit à l’écran ? Il y a autant de réponses qu’il n’y a de spectateurs. A chacun le soin de s’imprégner de ce qu’il voit pour en tirer profit ; mais dans son monde où les hommes semblent perdus, le pari du Joker n’est-il pas perdu d’avance ?
Une proposition radicale de cinéma n’a de sens qu’entre les mains de personnes averties
Le risque qu’une oeuvre comme Joker impacte au premier degré est réel, tant par le public que le film touche que par les aprioris spirituels qui conduisent les spectateurs dans les salles. Car plus glaçant que les atrocités du personnage, les rires de la salle à ces instants nous rappelle une chose : une dénonciation abrupte, une proposition radicale de cinéma n’a de sens qu’entre les mains de personnes averties.
Espérons désormais que la folie d’Arthur Fleck ne dépassera pas le modeste cadre du cinéma…
On ne peut vendre un film tel que Joker comme un simple produit de divertissement : il en est de notre devoir que de prendre conscience du double tranchant corrosif de ce que nous avons devant nous. La psychologie d’un film n’est pas nécessairement celle de notre monde, et il nous faut prendre du recul par rapport à celle-ci. Mais contrairement aux anciennes adaptations, Joaquin Phoenix campe ici un humain brisé par la vie, idole en lequel nous pouvons plus facilement nous reconnaître, un être plus facilement compréhensible et plus à même de nous embarquer dans son sillage ; espérons désormais que la folie d’Arthur Fleck ne dépassera pas le modeste cadre du cinéma…