📋 Le contexte 📋
En 2019, la France représentait la plus forte production agricole parmi les États membres (soit environ 18% du total de l’UE), suivie de l’Allemagne et de l’Italie. La même année, les pays européens ont produit 299 309 milliers de tonnes de céréales, 166 853 milliers de tonnes de racines (carottes, patates, poireaux…) et 60 905 milliers de tonnes de légumes frais. Grâce à sa production, l’UE est une grande exportatrice : en 2018, les cinq principales destinations de sa production agroalimentaire étaient les États-Unis, la Chine, la Suisse, le Japon et la Russie. La même année, l’UE est devenue le deuxième importateur de produits agroalimentaires dans le monde. La balance commerciale de l’UE pour ce secteur était en excédent net de 22 milliards d’euros. Trois types de produits sont importés : ceux qui ne sont pas produits dans l’Union, (fruits tropicaux, café et fruits frais ou secs), les produits destinés à l’alimentation animale, et les produits utilisés comme ingrédients dans la transformation (comme l’huile de palme). En 2018, les États-Unis sont le premier fournisseur de produits agroalimentaires de l’UE.
L’agriculture représente un secteur économique important pour l’UE. C’est d’ailleurs un secteur qui a fortement évolué ces dernières années, et les préoccupations environnementales sont désormais au cœur de la PAC, la politique agricole commune de l’UE, qui représente un de ses plus grands pôles de dépense. Dans la PAC, le système de conditionnalité environnementale encourage les agriculteurs à respecter plusieurs catégories de règles : santé publique, animale et végétale, bien-être des animaux et protection de l’environnement. L’objectif est de rendre l’agriculture européenne plus durable. On parle de conditionnalité car un soutien est apporté aux agriculteurs uniquement s’ils respectent ces normes. Ainsi, en cas de non-respect, les paiements directs peuvent être réduits. L’objectif est de faire respecter les nouvelles contraintes environnementales apportées par le Pacte Vert et la stratégie « De la Ferme à la Fourchette ». Néanmoins, certains estiment que ces nouvelles règles de la PAC ne seraient en réalité pas assez contraignantes et ne répondraient pas à l’urgence climatique actuelle. Cela pourrait à moyen terme avoir un impact conséquent sur nos récoltes, puisque assurer la résilience des sols est essentiel pour assurer notre production agricole future.
La guerre en Ukraine et l’inflation qui a suivi nous ont durement rappelé notre dépendance aux importations de matières premières alimentaires (blé, huile, soja…). Pour assurer notre sécurité alimentaire, plusieurs dérogations sur les règles environnementales de la PAC ont été autorisées en Europe : il n’y a plus d’obligation de rotation des cultures pour l’année 2023, et la mise en culture des jachères sera tolérée. Ces règles sont destinées à préserver la qualité et l’enrichissement des sols et favoriser la biodiversité. Cette mobilisation des jachères (qui représentent 1% de la surface agricole utile en France) permettra, en théorie, de renforcer la production céréalière et ainsi sécuriser les approvisionnements français et européens, mais également d’autres pays du monde dépendants des importations ukrainiennes ou russes. Grâce à ces dérogations, les exportations européennes de protéagineux devaient augmenter de 19 % en 2022. Cela sera sans conséquence sur le calcul des critères d’éligibilité au paiement vert pour les agriculteurs français. Certains estiment que ces dérogations sont nécessaires pour assurer la sécurité alimentaire de l’Europe, tandis que d’autres y voient un retour en arrière et une chute des ambitions environnementales de l’Europe et un risque pour le rendement à moyen terme.
🕵 Le débat des experts 🕵
L’Union européenne est probablement la zone du monde à avoir fait depuis plusieurs années de l’environnement son cheval de bataille. Les réformes de la Politique agricole commune sont emblématiques de cette ambition d’amener les agriculteurs à se ranger derrière la lutte contre le réchauffement climatique, en modifiant leurs pratiques culturales et d’élevage, et en admettant la conditionnalité des aides qu’ils reçoivent pour exercer leur métier. Le point culminant de cette stratégie se situe dans le Pacte Vert de l’UE, défini en 2019, en particulier dans son axe « De la ferme à la fourchette ». Rien ne semblait pouvoir écarter l’UE de cette trajectoire.
Des pays doivent produire davantage pour suppléer à l’offre manquante de l’Ukraine
Deux forces de rappel successives ont pourtant altéré l’ambition de l’UE, malgré sa persistance à maintenir sa stratégie. La pandémie tout d’abord, qui a conduit à mettre au jour le degré de dépendance de certains pays en matière d’approvisionnement alimentaire. Les confinements, l’arrêt, au moins partiel, du fret maritime mondial, ont fragilisé certaines sociétés très dépendantes des importations pour se nourrir. La France n’a pas été épargnée par cette prise de conscience, en particulier au sujet de sa dépendance en protéines végétales, indispensables pour nourrir le bétail et pour produire de la viande ou du lait.
La guerre en Ukraine a porté cette prise de conscience à son acmé, la Russie étant l’un des principaux producteurs et exportateurs d’engrais, de pétrole et de gaz, ainsi que d’huile et de tourteaux de tournesol. En a découlé des propositions pour identifier les leviers d’un recentrage productif permettant de desserrer la contrainte d’approvisionnement extérieur en engrais et en énergie. De plus, certaines nations étant très dépendantes de l’Ukraine et de la Russie pour accéder à la nourriture (blé, maïs, huile de tournesol…), comme l’Égypte, la Turquie, le Liban, la Somalie…, la question qui a surgi était de savoir quels seraient les pays qui seraient en mesure de produire davantage pour suppléer à l’offre manquante de l’Ukraine ?
L’UE ne saurait se déprendre de son rôle dans la contribution aux équilibres vitaux de la planète
C’est pourquoi, dès le début de la guerre, des voix dissonantes se sont fait entendre pour sensibiliser la Commission européenne à ces menaces alimentaires. La suggestion résidait à mettre temporairement en suspens les actions menées pour l’environnement, et à accepter de laisser les agriculteurs produire davantage de volumes pour répondre à une demande mondiale et pour écarter le risque d’une aggravation de l’insécurité alimentaire dans plusieurs régions, et celui d’une détérioration des équilibres géopolitiques.
Si l’année 2022 s’est achevée sans rupture radicale des équilibres alimentaires mondiaux, il pourrait ne pas en être de même en 2023. Il ne saurait par conséquent être question de renoncer à produire davantage dans un contexte international aussi incertain. Cette trajectoire n’est d’ailleurs pas en contradiction avec les préoccupations environnementales, dans la mesure où, dans l’UE, les agriculteurs ont déjà modifié leurs pratiques culturales, la baisse de la consommation d’intrants étant enclenchée depuis plusieurs années. Produire pour éviter le retour des émeutes de la faim (2009), et les printemps arabes (2011).
Si l’UE entend se hisser au rang de puissance normative en matière d’environnement, elle ne saurait se déprendre de son rôle dans la contribution aux équilibres vitaux de la planète. La première puissance agricole de l’UE qu’est la France a un rôle actif à assurer en ce domaine.
Malgré nos recherches, nous n’avons pas pu trouver de contributeur pour défendre cette thèse. Si vous êtes compétent et légitime ou que vous connaissez quelqu’un qui l’est, n’hésitez pas à nous contacter : contact@ledrenche.fr
Suite à l’invasion de la Russie en Ukraine, les marchés se sont affolés et le prix des céréales au niveau mondial a bondi. Des voix se sont élevées pour affirmer qu’il était important de remettre en cause certaines politiques environnementales pour produire davantage.
L’insécurité alimentaire vient d’une forte hausse des prix des céréales
L’objectif affiché était d’éviter la famine que causerait l’impossibilité pour l’Ukraine d’exporter ses céréales aux pays du Sud qu’elle approvisionnait jusqu’à lors. Ont ainsi été rapidement remises en cause : l’obligation de surfaces d’intérêts écologiques (dont les jachères) et l’obligation d’avoir une rotation des cultures pour recevoir une partie des aides de la PAC ainsi que la stratégie de la ferme à la fourchette qui vise une réduction des intrants chimiques et l’augmentation des surfaces en agriculture biologique. Pourtant, le raisonnement ayant conduit à ces mises en cause semble fallacieux.
Premièrement, ce raisonnement s’appuie sur l’hypothèse que l’insécurité alimentaire serait due à une insuffisante production de nourriture à l’échelle globale, ce qui n’est pas le cas. L’insécurité alimentaire vient d’une forte hausse des prix des céréales, qui empêche les populations les plus pauvres de pouvoir en acheter suffisamment. Ces hausses de prix sont d’abord liées à l’augmentation des prix des énergies fossiles dont l’agriculture est fortement dépendante et à la spéculation sur les cours agricoles (En avril 2022, il y avait 72 % de spéculateurs sur le marché du blé de Paris, selon l’ONG Lighthouse Report). Enfin, la production n’a que très faiblement reculé (de -3,1% d’après les prévisions de la FAO) au niveau global en 2022, et le monde produit en moyenne 5935 calories par jour et par personne, quand il en faut entre 1800 et 2500*. Le différentiel étant dû à une mauvaise allocation de ces ressources (utilisation pour l’élevage, pour les biocarburants, gaspillage, inégalités d’accès).
Les exigences environnementales permettent d’être plus résilients en cas de chocs climatiques
Deuxièmement, les exigences environnementales sont une garantie pour notre souveraineté alimentaire. Elles permettent plus d’autonomie en réduisant l’usage d’engrais de synthèse, d’alimentation animale, et d’énergies fossiles, biens pour lesquels la France est fortement dépendante. Elles permettent aussi de préserver les écosystèmes qui sont une condition sine qua non à la possibilité même de produire de la nourriture sur un sol. Par exemple, 2/3 de la production mondiale dépend des pollinisateurs, extrêmement sensibles aux pesticides. Enfin, les exigences environnementales, en privilégiant la diversité des systèmes de production, permettent d’être plus résilients en cas de chocs climatiques, économiques, et géopolitiques.
Pour finir, rappelons que les marges de progrès de l’agriculture européenne en termes de niveau de production sont très faibles. L’agriculture est déjà très intensive, les jachères ne représentent qu’1% de la surface agricole utile, et les rendements ont tendance à baisser en raison du changement climatique**. Il serait donc plus pertinent d’optimiser l’usage des ressources produites, en redimensionnant la taille du cheptel, et en soutenant l’agriculture vivrière et agroécologique dans les pays du Sud.
* M. Berners-Lee, C. Kennelly, R. Watson, C. N. Hewitt; Current global food production is sufficient to meet human nutritional needs in 2050 provided there is radical societal adaptation. Elementa: Science of the Anthropocene. January 2018; 6 52
** Teresa Armada Brás et al; Severity of drought and heatwave crop losses tripled over the last five decades in Europe. Environ. Res. Lett. 2021.
Déroger aux conditionnalités environnementales de la PAC (politique agricole commune), même dans le contexte actuel de baisse de la production en Europe en raison de la guerre, serait une erreur.
Dans la conditionnalité environnementale, beaucoup d’éléments relèvent du bon sens agronomique
Nous sommes aujourd’hui face à des enjeux très importants liés au dérèglement climatique, notamment la perte de biodiversité. Il y a urgence à faire évoluer l’agriculture pour répondre à ces enjeux. Nous sommes en situation de crise alimentaire, mais la crise environnementale que nous traversons également va engendrer d’autres problèmes. Si on retarde les actions dans ce domaine, il sera très rapidement trop tard. La conditionnalité environnementale ne doit donc pas être gérée de façon conjoncturelle car elle n’entraînera des impacts positifs sur l’environnement qu’à moyen terme.
De plus, les exigences environnementales ne provoquent pas nécessairement de pertes de rendement. Au contraire, dans la conditionnalité environnementale, beaucoup d’éléments relèvent du bon sens agronomique et peuvent générer des surplus de production à moyen terme. Par exemple, les couverts contribuent à une bonne gestion du sol, ce qui in fine est favorable aux rendements. On peut également citer les infrastructures agroécologiques qui hébergent des auxiliaires de cultures qui permettent de faire diminuer le nombre de ravageurs. Ainsi, les conditionnalités de la PAC ne se traduisent pas nécessairement par des pertes de rendements.
On sous-estime d’autres facteurs qui expliquent notre faible compétitivité
Par ailleurs, la solution n’est pas d’avoir moins de normes ou de conditionnalités environnementales en Europe, mais d’en avoir plus dans le reste du monde, afin que les produits européens ne soient pas concurrencés par des importations d’aliments produits dans des conditions moins vertueuses. On en arrive à la question de la taxe carbone aux frontières ou des clauses miroir, qui viseraient à imposer une conditionnalité sur les conditions de production dans d’autres pays.
Si certains produits agricoles européens sont peu compétitifs par rapport à des importations en provenance d’autres continents, ce n’est pas principalement en raison de la conditionnalité environnementale. On sous-estime d’autres facteurs qui expliquent notre faible compétitivité, comme notre climat ou nos sols, mais aussi notre main d’œuvre : de moins en moins de personnes veulent travailler dans le secteur agricole. On se concentre donc trop sur ces normes environnementales, ce qui cache d’autres problèmes autrement plus graves pour le secteur. Ce n’est donc pas en baissant les normes que soudainement, les productions européennes deviendront plus compétitives.
Les incitations dans la PAC peuvent réduire les impacts environnementaux tout en augmentant les apports nutritifs
Quand les agriculteurs disent que la perte de rendement est évidente quand on met en place des contraintes vertueuses pour l’environnement, c’est parce qu’ils pensent à la phase de transition. Pourtant, une fois la phase d’adaptation des systèmes de production passée, les systèmes de production gagnent en résilience et peuvent être tout aussi productifs. Il est certain qu’on peut avoir des meilleurs revenus sur une exploitation après avoir effectué cette transition.
Certains diront que le réel enjeu est de continuer à produire autant en quantité. L’autre débat est donc de savoir si ce qui compte, ce sont les quantités produites, ou bien les apports nutritifs générés. Même si les rendements sont réduits, si les apports nutritifs augmentent, alors en termes d’alimentation, on est gagnants. Les incitations à la transition agroécologique de l’agriculture dans la PAC peuvent permettre de réduire les impacts environnementaux tout en augmentant les apports nutritifs de la production agricole européenne.