📋 Le contexte 📋
Le mot sorcière apparaît au 12ème siècle pour désigner une personne qui aurait des pouvoirs permis par son affiliation avec le diable. Ce sont en grande majorité des femmes, qui représentent 80% des personnes accusées de sorcellerie, âgées et/ou seules (c’est-à-dire sans mari) et porteuses de connaissances (sages-femmes, par exemple). Ces femmes perçues comme trop puissantes et donc dangereuses ont fait l’objet d’une répression officielle, d’une « chasse aux sorcières » qui a pris place surtout entre 1560 et 1660 et qui a conduit entre 50 000 et 100 000 femmes au bûcher.
Les sorcières sont des personnages très présents dans la littérature, le cinéma et l’art en général. Depuis l’antiquité, elles sont de véritables figures qui irriguent les imaginaires : de Circée à Sabrina l’apprentie sorcière, la sorcellerie est très présente jusque dans la pop culture. Mais leur existence dépasse le cadre fictionnel, et de nombreuses femmes aujourd’hui se revendiquent comme des sorcières : sur internet, les sites et collectifs se multiplient, et des figures comme Starhawk aux Etats-Unis ou Mona Chollet en France y apportent une véritable lecture féministe et écologique : elles sont des « victimes absolues et rebelles obstinées ».
Les sorcières sont perçues dans les lectures féministes comme des femmes qui transgressent par leur volonté de maîtriser leur corps et leur destin. Ce qui pouvait relever de l’insulte envers les femmes est brandi fièrement dans les manifestations féministes. Cette tendance se mêle au mouvement de l’écoféminisme (qui lie les pensées écologiste et féministe). C’est entre autres sur ce point que la figure de la sorcière fait débat : elle est perçue parfois comme une façon d’essentialiser les femmes (c’est-à-dire de poser une étiquette, qui présume du lien “naturel” entre les femmes et la nature). D’autres critiquent sa reprise à des fins purement marketing.
🕵 Le débat des experts 🕵
Les sorcières existent toujours. Elles sont au Ghana, en Centrafrique ou au Nigéria. Elles sont comme leurs sœurs européennes pourchassées, enfermées et parfois encore brûlées vives comme Kepari Leniata, qui à 20 ans, a fini sur un bûcher en Papouasie Nouvelle Guinée en 2013. Que disent ces accusations de sorcellerie du patriarcat et de la haine des femmes ?
Les femmes que l’on a appelées sorcières en Europe comme dans le reste du monde sont souvent des femmes seules, sans conjoint ni enfants, certaines étaient ménopausées et donc devenues « inutiles » pour la reproduction de l’espèce. Certaines aussi avaient des connaissances en médecine traditionnelle et pratiquaient des soins issus de transmissions orales, souvent à une population pauvre. Elles connaissaient les plantes et leurs actions, pouvaient aussi être accoucheuses. Elles avaient donc un pouvoir, un savoir et une liberté. C’est précisément à cause de cela qu’elles ont été pourchassées : leur indépendance, les confidences qu’elles recueillaient et la concurrence qu’elles pouvaient faire à une médecine « savante », masculine, pourtant si ridiculement décrite par Molière. Parfois elles n’étaient rien de tout cela mais juste la maîtresse … ou la victime d’un maître de maison qui pour garder le secret de ses pratiques préférait voire morte celle par qui la parole aurait pu être libérée.
Mais surtout, au-delà de tout, les procès en sorcellerie ont permis hier comme aujourd’hui d’accuser des femmes, de les torturer et de les tuer sauvagement, sur la seule base d’une dénonciation, de n’importe qui, n’importe quand. Ces procès, au-delà des femmes qu’ils ont visé, portaient un message clair : par la volonté d’une personne tu pourras souffrir le martyre et mourir. Y a-t-il moyen plus efficace de répandre la terreur parmi les femmes et de s’assurer ainsi de leur obéissance ?
En cela oui les sorcières sont des figures féministes même si elles ne s’en revendiquaient pas. Ce qui a brûlé sur les bûchers des XVIè, XVIIè et XVIIIè siècle en Europe, ce qui est enfermé dans des camps aujourd’hui encore dans certains pays, c’est avant tout la liberté des femmes, leur force invaincue et leur indépendance. Oui nous, féministes d’aujourd’hui, sommes, d’une certaine manière, les filles et sœurs des sorcières.
Oui, la sorcière peut tout à fait être une figure féministe, une figure de rébellion.
Nous savons que les sorcières ont été brûlées, parce qu’elles possédaient un savoir qui leur donnait une forme de pouvoir. Ce savoir était celui des plantes. Le lien très fort de ces femmes avec la nature leur permettait de guérir (ou d’empoisonner!), d’aider les femmes à la mise au monde (ou au refus d’enfant).
Elles ont donc été des médecins (phytothérapeutes), des sages-femmes et des avorteuses. Un pouvoir de vie et de mort – ce n’est pas rien! – qui leur a été confisqué par les médecins ayant étudié aux Ecoles – interdites aux femmes. Les sorcières ont été brûlées parce que l’Eglise ne supportait pas leurs savoirs médicaux et obstétricaux. Elle ne supportait même pas leur vie sexuelle, fantasmée d’une exubérance…diabolique. Ce que les hommes redoutent, c’est évidemment la capacité qu’ont les femmes de faire sortir de l’intérieur de leur corps tous les êtres humains, les garçons comme les filles. Pour contrôler cette puissance, il y faut tout le système patriarcal: un dieu qui crée les humains, l’enfermement des femmes dans les maisons et/ou sous le voile, leurs mutilations et infibulations, la protection de leur hymen dont la rupture est réservée au propriétaire/mari, l’obligation de donner une descendance masculine aux mâles, le nom du père apposé sur le produit fini, l’être humain. Si les femmes parviennent à contrôler leur fécondité, elles actionnent le levier de leur autonomie.
J’ai créé une revue de femmes qui s’appelait Sorcières. Les femmes vivent, dans les années 70, au moment où se déroulait le grand combat des femmes au XXe (et même de tous les temps), celui pour la contraception et pour l’avortement. Comme au temps des sorcières, l’ordre des prêtres et l’ordre des médecins s’opposaient lourdement à cette liberté. J’ai pris le symbole des sorcières, pour dire notre révolte, notre force de femmes subversives et créatrices. Car la revue a été un lieu d’ouverture pour des centaines d’écrivaines, de poètes, de dessinatrices, de peintres, de chercheuses, de sculptrices, un lieu d’effervescence créatrice. Bien loin, donc, d’une certaine conception de la sorcière avec prières, bave de crapaud et autres magies, qui renvoie à un obscurantisme superstitieux. Cet obscurantisme qui sévit encore dans certaines régions de l’Inde, d’Afrique ou d’Océanie, où des femmes sont parquées, torturées, tuées, à cause de soi-disant maléfices. Les sorcières sont des découvreuses, des savantes, en pleine lumière.
Précisons d’emblée : au temps du Mouvement de libération des Femmes, (MLF), utilisée dans un sens symbolique, la Sorcière était bel et bien un symbole féministe. Elle représentait une figure de femme persécutée pour ses connaissances et ses compétences (sages-femmes, guérisseuses, avorteuses ou simplement des femmes jugées trop indépendantes). Mais aujourd’hui, d’une réappropriation symbolique, la figure de la sorcière est prise, étrangement, au pied de la lettre. Sur les réseaux sociaux, on découvre nombre de jeunes femmes qui se revendiquent «Sorcières », sans aucun second degré, qui disent jeter des sorts ou préparer des potions magiques. D’ailleurs, si l’on en croit un sondage IFOP, 28% de la population croient en la sorcellerie, et même 53 % des femmes de 25-34 ans. Considérable, et alarmant.
Pourquoi ce n’est pas du tout féministe ? Le féminisme suppose un combat pour l’émancipation des femmes, pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Or, cette valorisation de croyances ésotériques, mystiques, font retomber les femmes dans le cliché de «l’éternel féminin», de la femme « mystérieuse», qui aurait des pouvoirs magiques, qui ne serait plus du côté de la raison, mais de l’irrationnel. Loin de déconstruire les fondements naturaliste et différentialiste à l’origine de la domination masculine, on tombe dans une sorte d’essentialisme qui réduit les femmes à de vieux clichés.
Surtout, au lieu d’agir sur le monde pour le transformer avec des éléments tangibles et concrets, on se complaît dans des croyances erronées, des formules magiques qui n’ont aucun impact concret, si ce n’est de rassurer celles qui y croient. L’exemple le plus flagrant : ces féministes qui se sont réunies en 2017 pour jeter des sorts à Trump. Si toutes les féministes luttaient ainsi contre leurs « ennemis », le patriarcat aurait encore de sacrés beaux jours devant lui ! Par ailleurs, ces croyances en des forces obscures, invérifiables, balayent des années de lutte en faveur de la rationalité et des sciences. Raison et science ne sont pas en soit des valeurs féministes, mais elles sont des fondements nécessaires pour penser les conditions d’une émancipation. La rationalité, et ce qui en découle, comme la vérification des faits, nous prémunit de manipulations, de fausses croyances. Cet engouement pour les « Sorcières » témoigne d’une sorte de repli sur soi, d’une nouvelle soumission aux «éléments », à la Nature, à des forces obscures, alors qu’au contraire, l’émancipation, c’est trouver les moyens de comprendre et maîtriser notre environnement, de s’affranchir des superstitions et autre fake news.
Malgré nos recherches, nous n’avons pas pu trouver de contributeur pour défendre cette thèse. Si vous êtes compétent et légitime ou que vous connaissez quelqu’un qui l’est, n’hésitez pas à nous contacter : contact@ledrenche.fr !