La peopolisation des politiques nous détourne-t-elle du débat de fond ?

📋  Le contexte  📋

Peopolisation, peoplelisation, pipolisation, vedettisation… ces expressions vous disent peut-être quelque chose. Elles désignent toutes le même phénomène : la propension des médias à accorder de l’importance à la vie privée des personnalités politiques. C’est la manière dont la presse traite parfois les politiques comme des “stars”, sur un mode “people” avec un focus sur leurs habitudes domestiques et leur intimité amoureuse par exemple. 

En France, l’expression de “peopolisation” est apparue dans les années 2000. À l’origine, elle était connotée péjorativement, et employée afin de dénoncer la “dérive people” des médias généralistes et de la communication politique française. Elle s’inscrit dans une période de défiance des citoyens à l’égard de l’élite dirigeante, ainsi que dans un moment de renouveau pour les médias qui élaborent de nouvelles stratégies et formats mêlant information et divertissement. L’émergence et l’influence grandissante des reality shows et de la téléréalité témoigne également d’un nouveau rapport de la société à l’intime. 

Durant ces années-là, des émissions de divertissement télévisée au ton parfois polémique, telles que On ne peut pas plaire à tout le monde, accueillent régulièrement des politiques, permettant à ces derniers d’accéder à un nouvel auditoire. Certaines de leurs interventions se sont soldées par d’importantes polémiques, comme pour celle de Michel Rocard, lors de sa participation à Tout le monde en parle sur France 2, le 31 mars 2001. Celui qui était alors député européen avait donné son accord pour débattre sur la question “Sucer, c’est tromper ?”, ce qui avait déclenché un tollé.

Beaucoup décrivent la peopolisation du politique comme un modèle récent. Or, bien que l’on situe l’émergence de cette expression dans les années 2000, ce phénomène n’était pas pour autant absent des décennies précédentes. Du moins, la frontière entre la vie privée et la vie publique des femmes et hommes politiques n’a jamais été aussi étanche que ce que l’on pourrait penser. 

Par exemple, dans les années 1930, des campagnes de presse très virulentes et parfois diffamatoires, relayées par la presse papier, conduisent à des scandales comme l’affaire Salengro. Cet homme politique socialiste français s’est suicidé en 1936, après une campagne de presse particulièrement violente menée à son égard, l’accusant d’avoir déserté lors de la Première guerre mondiale. Les journaux d’opposition ont été accusés d’être les principaux responsables de sa mort. À la suite de ces affaires, on introduit en France la notion de vie privée, en modifiant l’article 35 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Plus tard, dans les années 60, des élus mettent en scène leur vie quotidienne, dans le cadre de reportages par exemple, comme ce fut le cas en 1974 avec la campagne électorale pour les présidentielles menée par Valéry Giscard d’Estaing. Il décida de montrer une partie de sa vie privée, afin de se montrer plus “proche du peuple” et s’éloigner de son image de technocrate.

Cependant, les années 2000 marquent un nouveau tournant dans la médiatisation de la vie privée des personnalités politiques. L’importance grandissante du reportage-interview, l’émergence des réseaux sociaux ainsi que la défiance grandissante envers les politiques nourrissent cette  “peopolisation”. Par exemple, Nicolas Sarkozy est une des figures de ce phénomène. Dès son entrée en fonction en tant que Ministre de l’Intérieur, en 2005, il était entouré de “spin doctors”, des conseillers en communication spécialisés pour les hommes politiques. Friand des plateaux télés, il a été accusé d’utiliser ses enfants, dans ses clips de campagne, à des fins politiques. Durant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron a également suscité un grand intérêt, notamment sur certains aspects de sa vie privée, dont sa relation avec sa femme Brigitte Macron. Ainsi, il y a eu cinq couvertures du couple Macron dans Paris Match, entre avril 2016 et mai 2017.

Pendant longtemps, ce sont surtout les stars du cinéma, les célébrités du monde du sport, de la musique ou de la télévision qui ont vu leur vie privée exposée dans les médias. Aujourd’hui, il devient de plus en plus courant de voir des aspects plus intimes des personnalités politiques exposées au grand public. Ce changement suscite des débats et des positions partagées, certains voyant dans les élections d’Emmanuel Macron ou encore de Donald Trump un “moment charismatique” de la politique, où la vie privée et la personnalité des dirigeants deviennent un instrument et un enjeu politique. 

Selon ses détracteurs, la peopolisation du politique peut constituer une instrumentalisation de la vie privée à des fins de communication. Les politiques mettent aussi en avant leur vie intime afin d’envoyer des signes de proximité à des électeurs, parfois désabusés et accusant la classe dirigeante d’être déconnectée de leurs quotidiens et de leurs préoccupations. Pour les autres, cela permet de faire renouer l’opinion publique avec les politiques, en leur dévoilant les “Hommes” qui se cachent derrière leur fonction politique et de rompre avec leur image désincarnée. Les femmes et hommes politiques ne doivent pas se cantonner à une posture de « rationalité », mais également prendre en compte le facteur de l’émotion, chez l’opinion publique. 

Et vous, qu’en pensez-vous ? Aujourd’hui, on en débat ! 

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La peopolisation des politiques nous détourne-t-elle du débat de fond ?
Le « Pour »
Arthur Moraglia,
Co-président de Démocratie Ouverte
La peopolisation des politiques tend à détruire la confiance dans les fonctions républicaines

Les femmes et les hommes politiques sont intimement liés aux causes qu’ils défendent. 

Tout débat doit être incarné et la force des idées politiques ne peut être que servie par une incarnation qui tend à aligner ses valeurs morales avec la cause défendue. Cela se prolonge jusque dans les petits gestes du quotidien : se rendre au travail à vélo ou en métro, manger des pâtes à l’huile d’olive au bureau ou aller faire ses courses au supermarché pour constater la hausse des prix sont autant de manière d’affirmer des combats politiques et d’amener des débats de fonds au plus près des citoyens. 

Au-delà de montrer que le politique vit comme chaque citoyen, il doit pouvoir incarner. 

S’approprier les tendances culturelles, sociales ou de représentation de tout ou partie de la population peut servir une position : l’incarnation sert la transmission. Certaines causes peuvent être portées par un ou plusieurs politiques clairement identifiés, contribuant à la faire émerger dans le débat public. A titre d’exemple, les Violences Sexistes et Sexuelles (VSS) ont pris leur ampleur dans le débat public lorsque des politiques s’en sont saisies pour raconter leur vécu et incarner la défense de leur droits en portant plainte. 

Concertée et construite autour d’une ligne intellectuelle, la personnalisation permet d’humaniser une question, de la porter sur le devant de la scène et d’en révéler ses contradictions. Elle est alors source d’exégèse collective. 

Les grands débats politiques ne se règlent pas sur les réseaux sociaux ni sur les plateaux de télévision. 

Cela induit néanmoins un risque majeur d’effacement du traitement des problématiques de fond au profit d’une individualisation des politiques. Dès lors, la construction d’un débat apaisé s’efface au profit de stratégies personnelles. Contre-feux médiatiques ou autopromotion sont favorisés par les nouveaux formats de contenus – courts, percutants – se structurent autour de l’invective et l’interpellation brutale. Les armes sont au clair sur Twitter et les défenses s’organisent sur les chaînes d’informations en continu, le plus souvent dans une chorégraphie implicitement acceptée par les acteurs politiques et médiatiques. 

La peopolisation des politiques tend à détruire la confiance dans les fonctions républicaines. 

La peopolisation survalorise une altérité excluante, par essence inaccessible au citoyen invisible et néfaste pour la conduite du débat politique. Elle empêche le dépassement des clivages et l’acceptation de l’Autre, nécessaire pour la construction de toute politique

publique. Chaque contradiction présente dans le corps social ne peut être surmontée que par une prise en compte adaptée d’une diversité de positionnement, souvent le reflet de d’une pluralité d’identité. 

Ainsi, la peopolisation ne complète pas le débat démocratique mais l’efface, empêchant ceux qui sont invisibles d’ouvrir la voix et de s’approprier un débat qui les concerne. C’est tout l’enjeux de la Convention Citoyenne sur le Climat ou de celle à venir sur la fin de vie : permettre un diagnostic citoyen le plus représentatif possible et construire collectivement les moyens de résoudre une problématique publique. 

Les politiques les plus importants pour notre démocratie sont ceux qui réussissent cette synthèse du dépassement. Ils ont souvent accédé aux plus hautes fonctions : François Mitterrand ou le Général de Gaulle en étaient des maîtres, Jacques Chirac le faisait à sa manière. Pour mieux servir son texte et provoquer l’engagement politique de l’ensemble du corps démocratique, l’acteur doit parfois savoir s’effacer derrière son texte, au bénéfice de tous ceux qu’il incarne.

Le « Contre »
Gaspard Gantzer
Président et fondateur de Gantzer Agency
Les médias people permettent de révéler la personnalité des dirigeants et candidats

Quand le temps sera venu de faire le film de la présidentielle de 2022, nous daterons son démarrage au 25 septembre 2021. Ce jour-là, Paris Match dédiait sa une à Eric Zemmour et sa compagne. 5 ans après Emmanuel et Brigitte Macron sur la plage de Biarritz, le candidat d’extrême droite entrait dans le bain politique comme dans un bain de mer, par l’entremise d’une photo de sa vie privée, étalée sur papier glacé.

Ce cliché a donné le ton d’une campagne plus people que jamais, avec notamment une nouvelle série d’entretiens-confessions de femmes politiques orchestrés par Karine Lemarchand pour M6 et une incroyable série d’interviews des candidats par Magali Berdah, l’agent des stars de la TV réalité.

On peut se réjouir ou déplorer cette peopolisation de la vie politique, mais c’est un fait, et c’est même une des marques les plus profondes de cette campagne.

A titre personnel, je ne pense pas que cette peopolisation nous détourne du débat de fond. Tout d’abord parce qu’elle permet à des Françaises et des Français qui se sont détournés de la vie politique et médiatique de s’intéresser à la campagne. Aujourd’hui, c’est la défiance qui l’emporte. Les Françaises et les Français ne font plus confiance aux dirigeants politiques et aux candidats aux élections pour changer leur vie. Ils sont lassés des promesses non tenues, et déçus des politiques conduites. Ils ont le sentiment diffus que les politiques n’ont plus les moyens d’agir, à l’heure de la mondialisation, et de la dispersion des responsabilités et des leviers d’action. Ils ont plutôt tendance à ne croire qu’en leurs capacités d’action personnelles, et parfois même à se replier sur leurs cercles familiaux, culturels et territoriaux. Ils observent les médias avec distance, perdus dans le maelstrom des chaînes de télévision et des réseaux sociaux, qui forment un paysage éclaté, où personne n’entend plus rien, où personne ne comprend plus rien. Les médias de divertissement leur donnent la possibilité de s’intéresser de nouveau à la vie publique, de façon plus ludique et divertissante, et c’est tant mieux.

Ensuite, les médias people permettent de révéler la personnalité des dirigeants et candidats. Dans une élection, on choisit des idées, mais aussi des femmes et des hommes dont on veut connaître le caractère, les sentiments, les goûts. C’est fondamental, car l’exercice du pouvoir éprouve et nécessite de grandes qualités humaines, notamment en cas de crise. En donnant la possibilité de saisir les forces et les faiblesses des aspirants au pouvoir, la peopolisation de la vie politique contribue au choix démocratique.

Enfin, il est inexact d’affirmer qu’on ne peut pas parler de politique, du fond de l’action publique, dans une émission ou une publication people. Il y a toujours un message, une idée, une vision, qui peuvent passer, même de façon fortuite. Au détour d’une phrase, on peut saisir un clivage, un certain regard, une façon de penser, une manière d’appréhender le réel, qui offrent un éclairage indispensable au moment de choisir pour qui on doit voter.

Au final, il serait facile de singer la peopolisation du débat démocratique, en prenant de grands airs, mais la réalité invite à plus de modestie. Les dirigeants et candidats sont des femmes et des hommes que l’on a besoin de connaître mieux, même de façon triviale.

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