Cette controverse est publiée dans le cadre de la démarche Habiter la France de demain, lancée au mois de février par le ministère en charge du Logement. Le but est de croiser des avis d’experts et des consultations citoyennes afin d’identifier de nouvelles solutions en réponse aux défis de la ville et des territoires de demain.
La transformation digitale est en marche
En France, la digitalisation des activités s’est fortement accélérée suite aux mesures prises pendant la pandémie de COVID 19. Le télétravail est devenu populaire auprès de nombreux salariés qui l’ont parfois expérimenté pour la première fois. Le nombre de salariés ayant expérimenté le télétravail est passé de 7 à 40% entre mars et mai 2020 selon une étude CSA. Cette pratique était peu commune dans notre pays, contrairement à d’autres nations occidentales comme le Royaume-Uni. Beaucoup de préjugés ont longtemps nourri notre perception du télétravail; certains redoutaient que cela affecte l’efficacité des employés. Pourtant, une récente étude de la Harvard Business School nous montre le contraire : il semble que les salariés travaillent en moyenne 48,5 minutes de plus en télétravail qu’à leur habitude.
Bien entendu, cette nouvelle méthode de travail ne peut pas s’appliquer à tous les métiers ni à tous le monde. Aujourd’hui, ce sont majoritairement les cadres et professions intellectuelles supérieures qui font du télétravail. Certaines entreprises qui en ont la capacité n’hésitent pas à sauter le pas et laissent le choix à leur salariés de travailler à distance. Cela leur permet de mettre en place une politique de “flex office”, soit un mode d’organisation où les salariés n’ont plus de bureaux fixes, tout en baissant le nombre de bureaux disponibles et ainsi faire des économies sur la location de locaux pour l’entreprise. Selon certains, ce nouvel aménagement pourrait alors rendre l’entreprise plus horizontale, efficiente et apaisée.
Digitalisation = Bien-être et autonomie ou isolement et aliénation ?
A l’échelle individuelle, cette pratique est porteuse d’un certain nombre de promesses pour le bien-être du salarié. Elle pourrait renforcer le sentiment d’autonomie, permettre un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle et réduire le stress. Travailler depuis chez soi permet également au salarié de se créer son propre espace de travail, personnalisé et adapté à ses propres besoins. En dehors du bien-être produit par le télétravail, on peut aussi y voir un levier important pour l’emploi. D’après une étude réalisée par l’Ademe, plus de 70% des demandeurs d’emploi ont déjà renoncé à un poste parce qu’il était loin de leur domicile. Le chômage en France reste un problème majeur avec plus de 5 millions de personnes en recherche de travail.
Toutefois, le télétravail peut également engendrer un certain nombre de risques psycho-sociaux pour le salarié, comme la solitude ou une sédentarité accrue. Il pourrait aussi conduire au surmenage, ou rendre plus floue la séparation entre la vie privée et la vie professionnelle.
Des situations variées pour chaque salarié : facteur d’inégalités ?
Tous les salariés ne sont pas égaux face au télétravail. Ce dernier a été très différent selon les catégories socioprofessionnelles. Le travail à distance a concerné 58% des cadres et professions intermédiaires, mais 20% des employés et seulement 2% des ouvriers, selon les chiffres de l’Insee qui a étudié le recours au télétravail lors du premier confinement entre mars et mai 2020. Le confinement n’a fait qu’accentuer des inégalités déjà visibles à l’ère prépandémique. C’était déjà les cadres qui en profitaient le plus (11% régulièrement et 15% occasionnellement) et quasiment pas les ouvriers, dont le travail est souvent impossible à effectuer à distance.
Mais les inégalités ne s’arrêtent pas là. De nombreux paramètres influent sur les conditions de travail des télétravailleurs. Le télétravail s’exerce dans des conditions inégales en fonction du lieu de vie du salarié, de sa position sociale dans le ménage ou encore de son sexe. Entre un jeune salarié qui vit seul dans un 12m², une mère de famille qui doit gérer 3 enfants dans un appartement et un cadre supérieur disposant d’un bureau indépendant et d’un extérieur, le vécu vis-à-vis du télétravail est différent.
Une étude menée en avril 2020 par Terra Nova rappelle que l’espace de travail est un facteur majeur d’inégalités. Elle révèle que 42% des télétravailleurs ne disposent pas d’un espace de travail dédié au sein de leur domicile. Un pourcentage qui grimpe à 71% pour les femmes cadres, selon une enquête de Coconel, menée à la même période. Les disparités sont également fortes entre les employés domiciliés dans les grandes métropoles, dans des logements plus exigus, et les autres.
Ensuite, de nombreux salariés ne disposent pas des équipements nécessaires ou d’une bonne connexion internet pour travailler à distance. Le plan France Très Haut Débit (THD) prévoit de garantir à tous les français un accès au très haut débit d’ici fin 2022, mais pour le moment “seuls” 51% des connexions respectent ce critère.
Enfin, le télétravail peut générer des surcoût pour le salarié. Selon l’étude du cabinet de conseil ConvictionsRH révélée par Le Parisien, les dépenses liées au télétravail avoisineraient les 100 € mensuels en moyenne pour un télétravail complet. Ces 100 euros couvrent une multitude de dépenses nouvelles liées au travail à domicile : le prix de l’électricité, du chauffage, des cafés, du papier, des stylos, des cartouches d’imprimante et même de l’eau utilisée par les toilettes. Bien sûr il existe une multitude de cas de figure et les coûts varieraient entre 13 et 186€ en fonction de la taille du logement, du besoin en équipements ou encore selon la mise à disposition ou non de tickets restaurant. Mais ici encore, ce sont les salariés aux plus hauts revenus qui seront le plus en mesure de travailler à distance dans de bonnes conditions.
Dès lors, on pourrait assister à de vraies divisions. Il y aurait d’un côté les employés les mieux rémunérés qui pourront sans grand problèmes opter pour le télétravail et de l’autre, des salariés plus précaires qui devront y renoncer ou le faire dans des conditions de travail difficiles.
Les inégalités que le télétravail fait émerger concernent également les capacités individuelles des télétravailleurs. Les salariés ne disposent pas tous des mêmes capacités à travailler seuls, à se concentrer et à communiquer. Ils ne disposent pas non plus des mêmes capacités à maîtriser les outils digitaux et collaboratifs. Ce n’est pas un cliché de dire que les générations appelées « digital natives » sont plus à l’aise pour jongler avec les outils tels que Zoom et Slack que les baby-boomers.
Il existe des moyens d’atténuer ou de gommer ces inégalités, notamment en passant par la formation. Mais toutes les entreprises auront-elles la capacité et le souhait de le faire ?
La digitalisation et le télétravail : des leviers pour accéler la transition écologique ?
Plus généralement, la question du télétravail peut aussi être reliée à celle de la transition écologique. Le principal bénéfice pour l’environnement mis en avant concerne la diminution de la mobilité, notamment automobile. Cela pourrait ainsi réduire les émissions de CO2 mais aussi les problèmes de congestion. Cependant, si l’on prend en compte l’impact énergétique global, les avantages du télétravail pour le climat pourrait être moins clair qu’il n’y paraît du fait d’un certain nombre d’impacts négatifs potentiels : utilisation accrue des infrastructures de télécommunication, chauffage du logement, allongement des trajets (par exemple si on s’éloigne de son lieu de travail), augmentation des trajets non liés au travail (ex. trajets dédiés aux courses plutôt que réalisés au retour du travail) et changement de mode de transport (ex. relocalisation dans une zone plus dépendante de la voiture), etc.
Une revue publiée en 2020 montre en effet que l’impact énergétique global du télétravail est incertain, il dépend de plusieurs variables : quelles seront les logiques de relocalisation des ménages ? Quelles seront les stratégies des entreprises pour réduire leurs surfaces de bureau (et donc la consommation d’énergie) ? Quelle sera la part de double équipement informatique ? D’après une étude de l’ADEME, les principaux “effets rebonds” réduisent d’au moins 31% les économies de CO2 réalisées sur les trajets domicile-travail.
Alors, d’autres leviers pour réussir la transition écologique ?
Si son impact environnemental direct n’est pas sans ambiguïté, le télétravail peut-il toutefois rendre possible d’autres changements bénéfiques ? Peut-il, via des changements de modes de vie, faciliter la transition écologique ? Le travail est en effet une composante centrale de nos modes de vie et entretient de multiples relations avec la plupart de nos comportements : rythme de vie, besoin de mobilité, choix du lieu de vie, sociabilité quotidienne, mais aussi alimentation, manière de consommer, loisirs, etc.
Prenons l’exemple de l’alimentation. Le lieu de travail structure les possibilités du repas de midi et sa durabilité : y a-t-il une cantine, une cuisine sur le lieu de travail, ou le repas doit-il faire l’objet d’un achat à emporter ? Cela a son importance quand on sait que la consommation de viande est notamment portée par l’augmentation de consommation hors domicile. Pour celles et ceux qui peuvent télétravailler, cela pourrait-il permettre la réalisation d’aspirations comme celles d’éviter le plastique ou les produits transformés, de privilégier des alternatives sans viande ou bio ? De plus, le travail et les temps de déplacement contraignent les rythmes de vie et le temps allouable à cuisiner et manger. On observe par exemple que l’allongement des distances entre le domicile et le lieu de travail est un facteur qui a accentué la consommation de produits transformés. Le télétravail est-il alors une opportunité de faire évoluer les pratiques ?
En termes de développement durable, un autre impact possible serait un rééquilibrage des territoires. En supprimant l’obligation de résider à proximité de son lieu de travail pour une partie de la population active, le télétravail intégral ou quasi intégral pourrait changer les facteurs d’attractivité des territoires. Les grandes agglomérations sont en effet les grands centres d’emplois, mais ne constituent pas nécessairement les meilleurs lieux de vie : accélération des temps de vie, fatigue due au déplacements, perte du lien avec la nature, autant de phénomènes que Guillaume Faburel dépeint sous le titre de « métropoles barbares ». Les sondages réalisés dans la région parisienne sont de ce point de vue éloquents : un Francilien sur deux souhaiterait ainsi quitter la région. Et selon certaines études récentes, cette proportion pourrait être encore plus grande à Marseille ou à Bordeaux. Le développement du télétravail pourrait de ce point de vue contribuer à améliorer les conditions de vie dans les grandes métropoles (en réduisant la saturation dans les transports en commun et la fatigue due aux déplacements, voire la pression immobilière), mais aussi renforcer l’attractivité d’agglomérations plus petites et conduire à une meilleure répartition géographique de la population active, soutenant alors le dynamisme de villes moyennes en difficulté, via ce que L. Davezies et T. Pech appellent « l’économie résidentielle ».
La question du télétravail ne se limite pas aux règles définies entre employeurs et employés. La généralisation du télétravail embarque beaucoup d’autres enjeux et le sujet doit être analysés dans toutes ses dimensions.
Parole d’expertes et d’experts
Alors, faut-il a tout prix digitaliser notre société et généraliser le télé-travail ? Comment faire face aux problèmes nouveux que cela pourrait engendrer ? Et comment concilier ç avec un besoin accru de se « déconnecter » et d’être plus proche de la nature ? Nous avons posé la question à plusieurs experts. Plusieurs expertes nous donnent leur point de vue :
ENTRETIEN AVEC
Fatine Biaz
Docteure en sciences de gestion
ENTRETIEN AVEC
Orianne Ledroit
Directrice de la Mission Société Numérique
ARTICLE DE
Caroline Diard
Professeur associé en management des RH et droit
ARTICLE DE
Ingrid Nappi et Diane Le Luyer
Professeur – Ingénieur de Recherche
Des ressources pour aller plus loin
Pour creuser le sujet et en savoir (encore) plus, nous vous invitons à consulter les élements suivant :
L’ADEME propose une étude du télétravail et des modes de vie à l’occasion de la crise sanitaire de 2020. Cette étude a pour point de départ l’hypothèse suivante: les transformations dans l’organisation du travail et des modes de vie pendant la crise sanitaire vont potentiellement avoir un effet durable.
Elle pose des questions importantes : comment les primo-télétravailleurs du confinement sanitaire ont-ils vécu leur expérience? Quelles sont les perspectives pour un éventuel développement du télétravail?
Savez-vous combien vous coûte le télétravail ? Cela est-il plus ou moins avantageux qu’un mois de travail classique en présentiel ?
Faites le test gratuitement avec la calculatrice conçue par le cabinet ConvictionsRHen partenariat avec le Parisien !
Le site gouvernemental télétravailler.fr propose une multitude de ressources pour informer et promouvoir le télétravail sur l’ensemble du territoire.
Envie de savoir quel est le débit maximum disponible à votre adresse, de suivre le déploiement de la fibre optique ou de la 5G ? Rendez-vous sur le site de l’ARCEP qui met à dispositions toutes ces données
L’introduction massive des hautes technologies a profondément transformé les pratiques de management et les relations professionnelles au sein des organisations. Dans cet article de la revue Question(s) de Management, les 2 autrices s’appuient sur un travail de recension de la littérature pour étudier les effets de la digitalisation sur le rapport au travail.
Dans ce nouvel épisode de Travail (en cours), Judith Chetrit explore comment le télétravail généralisé révèle les faux-semblants du droit à la déconnexion. Elle a interrogé Arthur Vinson, fondateur de la société Mailoop qui analyse les flux d’emails en entreprise, Audrey Probst, avocate spécialiste du droit du travail, et Francis Jauréguiberry, sociologue spécialiste des usages des technologies.
L’émission « Paris Direct » du 22 Octobre 2020 avait pour thème : Numérisation de la société – vie ultra-connectée : avantages et dérives. L’invité de cette émission était le journaliste François Saltiel, qui a signé « La société du sans contact » (éd. Flammarion.), sur la façon dont nos vies se sont peu à peu laissées emprisonner par les écrans
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