« Affaire du siècle » : L’Etat condamné pour inaction climatique ?

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Ce mercredi 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris a rendu une décision considérée comme historique. Pour la première fois, l’Etat français a été reconnu coupable par la justice de “carences fautives” en n’agissant pas à la mesure de ses engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. 

L’Affaire du Siècle, portée par quatre ONG (Greenpeace France, Oxfam France, Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot) reproche ainsi à l’Etat son inaction face à la crise climatique en cours. Elle souligne notamment l’incapacité de la France à respecter son engagement d’une diminution de 40% des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2030 dans le but d’atteindre la neutralité carbone en 2050

Plus précisément, l’Etat français a plusieurs obligations en matière d’émissions de gaz à effet de serre. 

Tout d’abord, la Charte de l’Environnement de 2004, inscrite dans la Constitution française, énonce que “chacun à le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et que « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement« .

Parallèlement, la France s’est engagée à travers divers accords internationaux à combattre le réchauffement climatique, le dernier en date étant l’Accord de Paris de 2015, dans lequell les Etats signataires se sont engagés à limiter l’augmentation de la température à 1,5°C. 

Enfin, la France s’est engagée à de nombreux objectifs chiffrés spécifiques, par le biais de l’Union Européenne ou à travers divers décrets nationaux tels que le décret sur la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC). Ces objectifs visent par exemple à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à augmenter la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique ou à rationaliser l’agriculture. Pourtant, les résultats sont largement insuffisants et la France s’est faite rappelée à l’ordre plusieurs fois par la Commission Européenne.

L’Affaire du Siècle, qu’est-ce que c’est ?

Le 17 décembre 2018, les organisations Greenpeace France, Oxfam France, Notre Affaire à Tous et la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme ont transmis une demande préalable indemnitaire (demande de dédommagement suite à un préjudice commis par l’Etat) à certains ministres, étape obligatoire avant toute procédure juridique administrative, pour demander réparation de “l’inaction climatique” de l’Etat. Cette demande a été soutenue par une pétition ayant récolté plus de deux millions de signatures en un mois, un succès sans précédent. Selon Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, pour Reporterre “La pression sociétale était telle qu’il est devenu impossible et intenable pour le gouvernement de ne pas faire l’effort de nous répondre”. Le 15 février 2019, le gouvernement a répondu à cette demande par la négative. 

Suite à cela, un recours de plein contentieux a été déposé par les quatre ONG auprès du Tribunal Administratif de Paris pour “carence fautive” de l’Etat.

Zoom : Un recours de plein contentieux, c’est une plainte déposée par une partie privée ou publique contre l’action ou les décisions d’une entité publique (l’Etat ou une administration). Il permet à la justice administrative, si le juge l’estime pertinent, de juger certaines décisions de l’administration illégales, de les modifier, de les substituer par de nouvelles décisions ou d’imposer une indemnisation. Le recours de plein contentieux se distingue au recours pour excès de pouvoir, cas dans lequel le juge se contente de juger de la légalité d’une décision prise par l’administration et de l’annuler le cas échéant.  

Après le dépôt du recours, la période d’instruction (enquête, dépôt de preuves et d’arguments des deux parties) a débuté le 20 mai 2019 et s’est clôturée le 9 octobre 2020. Chaque partie a ainsi produit un mémoire contenant ses arguments et les preuves appuyant ces arguments (expertises, témoignages…). L’audience s’est tenue le 14 janvier 2021. Durant cette audience, la rapporteuse publique – il s’agit d’un magistrat de la justice administrative analysant le litige et proposant une solution lors d’un procès administratif avant toute décision du juge – avait reconnu “la carence de l’État à adopter des mesures publiques contraignantes” et “un surplus annuel d’émissions de gaz à effet de serre qui aggrave le préjudice écologique”. Ces conclusions avaient ainsi été étayées par les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) présentés à l’audience, confirmant le non-respect par l’Etat des objectifs fixés. 

Deux semaines plus tard, le 3 février 2021, le Tribunal administratif a rendu un premier jugement dépassant les réquisitions portées par la rapporteuse publique. Il a ainsi admis l’existence d’un préjudice écologique et reconnu comme illégal le non-respect des engagements de l’Etat de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, rendant l’Etat coupable d’une “carence fautive”. 

L’Etat a été condamné à verser un euro symbolique aux associations co-requérantes (demandeur du procès supportant sa responsabilité juridique et financière, ici les quatre associations ayant déposé le recours) pour leur préjudice moral. La demande d’indemnisation du préjudice écologique a cependant été rejetée au motif qu’il n’a pas été démontré que l’Etat ne pouvait réparer ce préjudice en nature. Mais le Tribunal a toutefois considéré que le demandeur était en mesure de demander cette réparation en nature. Un supplément d’instruction de deux mois a ainsi été prononcé par le juge.

L’Etat a désormais deux mois pour apporter de nouveaux éléments à l’instruction préalable, après quoi un jugement final sera rendu. Si l’une des deux parties décide de faire appel de cette décision, ce qui est probable, l’affaire sera alors portée devant la Cour d’Appel administrative de Paris, voire devant le Conseil d’Etat en cas d’une nouvelle contestation du jugement rendu. 

Pourquoi est-ce historique ?

Cette décision du Tribunal administratif a été décrite par beaucoup, et notamment par les quatre organisations à l’origine de “l’Affaire du siècle,  comme “historique”. 

D’une part, dans un deuxième jugement, le Tribunal administratif pourrait demander à l’Etat de prendre les décisions qui s’imposent pour atteindre les objectifs fixés par diverses lois et traités internationaux. De leur côté, les quatre organisations requérantes ont demandé la mise en place de six actions prioritaires

  • l’instauration d’une fiscalité socialement juste au service de la lutte contre le changement climatique, 
  • la création d’un service public local de la rénovation énergétique des logements dans tous les territoires, 
  • la possibilité pour tous de se déplacer plus proprement, 
  • l’instauration d’un droit à une alimentation saine et durable pour tous, 
  • le développement massif des énergies renouvelables,
  • la fin des cadeaux aux grandes entreprises. 

De plus, cette décision intervient alors que le projet de loi climat et résilience issu des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat doit être débattu à l’Assemblée Nationale le 10 février, projet de loi jugé insuffisant par le Conseil Économique Social et Environnemental et le Conseil National de la Transition Écologique. 

D’autre part, la justice administrative a reconnu pour la première fois l’existence d’un préjudice écologique se caractérisant par une modification de la composition de l’atmosphère liée à un surplus d’émissions de gaz à effet de serre. Jusqu’à maintenant, seul le juge judiciaire avait reconnu l’existence d’un tel préjudice, entré depuis dans le Code Civil en 2016.

Cette reconnaissance ouvre la voie à une toute nouvelle jurisprudence (décisions des tribunaux orientant le droit français) pouvant mener à de possibles actions en justice de victimes du dérèglement climatique contre l’Etat. 

Selon Julien Bétaille, maître de conférences en droit public à l’université Toulouse-I Capitole “Cette reconnaissance de l’obligation pour l’Etat de réparer le préjudice écologique est une avancée. Mais il faudra qu’elle soit confirmée, par une décision du Conseil d’Etat, et surtout appliquée, c’est-à-dire qu’un juge prononce une obligation de réparation”.  

Quelles conséquences pour l’instant ?

De son côté, l’exécutif a réagi en déclarant prendre acte de la décision rendue par le Tribunal administratif. “Le gouvernement a conscience du fait que les premiers objectifs fixés sur cette période passée n’ont en effet pas été atteints. C’est précisément pour cela qu’il a, depuis 2017, fortement rehaussé ses efforts en matière de politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre”. Le gouvernement a également promis que le projet de loi climat et résilience “constituera une nouvelle étape décisive en accélérant la transition écologique de la France”.

Ainsi, cette décision du Tribunal administratif constitue une victoire pour les associations co-requérantes et les victimes du dérèglement climatique en France alors que de plus en plus d’actions similaires sont menées à travers le monde, comme par exemple en 2019 aux Pays-Bas

Sources : L’Affaire du siècle, Le Monde, Vie-publique.fr, Franceinfo, France 24, Reporterre, Légifrance, Tribunal Administratif de Paris.

 

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