La justice française est-elle en crise ?

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

Le 5 juin, le président de la République a annoncé la tenue d’ “Etats Généraux de la justice” à la surprise générale. Cette décision intervient dans un contexte particulier : plusieurs récentes décisions de justice ont été incomprises et décriées par l’opinion publique, particulièrement celle constatant l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, une retraitée parisienne de confession juive. Le 19 mai, les policiers ont également pointé du doigt les failles du système juridique français affirmant que “le problème de la police, c’est la justice”. Parallèlement, la justice française fait face depuis de nombreuses années à un manque de moyens, de magistrats et de greffiers. 

Comment fonctionne la justice en France ?

Pour comprendre la crise qui touche le milieu juridique français, il faut bien comprendre son fonctionnement. 

Vous le savez sûrement, en France, les pouvoirs sont séparés : le pouvoir législatif, c’est-à-dire le Parlement, créé et vote la loi, le pouvoir exécutif l’exécute et le pouvoir judiciaire interprète et fait respecter la loi. En aucun cas les juges ne peuvent créer le droit. Ils se contentent d’appliquer la loi issue du pouvoir législatif, aussi appelé législateur. Ce principe, fondamental, est énoncé à l’article 5 du Code Civil. 

Dans le silence de la loi, c’est-à-dire si aucune loi ne précise une situation spécifique, le rôle du juge est d’interpréter la loi. C’est ce qu’on appelle la jurisprudence. En effet, la loi ne peut pas prévoir chaque cas qui arrive devant les juges. De ce fait, elle se doit d’être la plus générale et abstraite possible afin de permettre aux magistrats de l’adapter à la situation (exception faite du droit pénal). Cependant, l’un des principes fondamentaux du droit est que la loi spéciale déroge à la loi générale. Ainsi, une norme plus spécifique primera toujours sur une norme plus abstraite. Fictivement, cela peut se représenter de cette manière : imaginons que vous volez 10€ à votre frère et qu’il est écrit dans la loi que le vol est passible d’un an de prison. Cependant, une autre loi, plus spécifique, précise que le vol au sein d’une même famille est passible de deux ans de prison. La seconde loi, plus précise, primera sur la première. Bon après, vous ne ferez probablement pas 2 ans de taule pour avoir taxé 10€ à votre frère…

Quelle est la différence entre justice administrative et justice judiciaire ?

La justice française est divisée en deux juridictions : la juridiction administrative et la juridiction judiciaire. Cette division se superpose à celle du droit privé et du droit public. 

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La division entre droit public et droit privé peut paraître assez floue mais elle est en fait assez simple. Le droit public est le droit qui s’applique à l’Etat et à toute personne morale de droit public. Cela peut-être une collectivité territoriale, un établissement public ou dans certains cas un organisme chargé d’une mission de service public. Le champ est très large, pourtant il est facile d’y voir un lien logique. Par exemple, une mairie, la RATP, qui est une entreprise publique, ou une université sont soumises au droit public. Il faut également savoir que le droit public régit non seulement les relations entre personnes morales de droit public mais également entre une personne privée et une personne publique. En résumé, dès qu’une personne publique est impliquée dans un litige, le droit public intervient. Enfin, le droit public est subdivisé en plusieurs sous-catégories comme le droit administratif, le droit constitutionnel, le droit fiscal ou encore le droit international public, qui régit les relations entre Etats et/ou organisations internationales. 

Le droit privé quant à lui, s’applique aux personnes physiques et morales n’étant aucunement issues ou liées aux pouvoirs publics, c’est-à-dire les particuliers, les entreprises privées, les associations, les syndicats, etc. Il comprend également de nombreuses sous-catégories : droit civil, droit pénal, droit social, droit commercial…

La juridiction administrative est compétente (en d’autres termes, ce qui entre dans son champ d’action) pour tout litige de droit public. Cela signifie qu’au moins une des parties est une personne de droit public. Ainsi, si vous portez plainte contre l’Etat, la mairie de votre ville ou la RATP (qui appartient à l’Etat et est donc un établissement public), vous irez devant le juge administratif, quand bien même vous êtes un particulier et donc une personne privée. 

La juridiction judiciaire est, elle, compétente pour tout litige de droit privé. C’est-à-dire que si vous portez plainte contre votre voisin, votre entreprise ou contre L’Association amicale des amateurs d’andouillette authentique, vous irez devant le juge judiciaire.

Les différentes instances

Chaque juridiction est hiérarchisée en trois degrés : une première instance, une instance d’appel et une instance supérieure. Ces instances supérieures, vous en avez souvent entendu parler : il s’agit du Conseil d’Etat pour la juridiction administrative et de la Cour de Cassation pour la juridiction judiciaire. La décision rendue en troisième et dernière instance est définitive, sauf certaines rares exceptions. Point très important, en troisième instance, la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat jugent uniquement en droit, quand les deux premières instances jugent en faits et en droit. En effet, en première instance, le juge étudie les faits et applique ensuite la loi en fonction de ses conclusions. Ensuite, en cas d’appel, la Cour d’appel contrôle les faits et la bonne application de la loi par les tribunaux de première instance avant de rendre son jugement. En revanche, la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat ne jugent qu’en droit, c’est-à-dire qu’ils contrôlent seulement la bonne application du droit sans revérifier les faits.  

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S’il existe trois degrés de juridictions, c’est pour vous permettre de contester une décision de justice. Par exemple, si l’une des parties n’est pas d’accord avec la décision rendue par le tribunal de première instance, elle peut interjeter appel (interjeter appel c’est le terme juridique correct pour dire “faire appel”). La Cour d’appel fait alors un second jugement de l’affaire. Si l’une des parties réfute à nouveau la décision de la Cour d’appel, elle peut se pourvoir en cassation. Attention ! Il ne faut pas se méprendre sur le mot “cassation”. Il est possible de se pourvoir en cassation devant la Cour de Cassation (logique) mais il est également possible de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’Etat. 

Si vous n’avez pas tout compris, pas de panique, on vous a préparé un petit schéma récapitulatif. On y a toutefois simplifié la juridiction administrative du fait de sa complexité.

La différence entre droit civil et droit pénal

Concentrons-nous sur la juridiction judiciaire. Comme nous l’avons expliqué, elle entre en jeu en matière de droit privé, lui-même subdivisé en différentes matières. Ainsi, la Cour de Cassation, compétente pour juger tout litige de droit privé possède différentes chambres en fonction de ces matières : le droit commercial, le droit social (pour les litiges relatifs au milieu du travail), le droit civil et le droit pénal. Mais quelle différence entre les droits civil et pénal ? 

Le droit civil a un domaine d’application très large : conflits de voisinage, divorce, héritage, contrats, propriété…Toutefois, sa principale particularité est qu’aucune des parties ne s’expose à une peine (peine de privation de liberté ou amende). En gros, au pire, si vous perdez un procès civil, vous devrez payer des dommages et intérêts à la partie adverse (faites quand même attention, ça peut vous coûter très cher), mais vous n’irez pas en prison et vous ne paierez pas d’amende à l’Etat. 

Le droit pénal, lui, régit les contraventions, les délits et les crimes, en bref, toute infraction répertoriée dans le Code Pénal. Contrairement par exemple au droit civil, les normes de droit pénal se doivent d’être très spécifiques afin d’éviter tout arbitraire du juge. Les infractions et les peines associées sont donc répertoriées très clairement dans le Code Pénal. Imaginez si ce dernier se résumait à disposer que “le meurtre est interdit”, sans préciser les circonstances et les conséquences…on en reviendrait à la justice arbitraire de la monarchie absolue !

Les particularités du droit pénal

Par ailleurs, le droit pénal possède deux spécificités majeures : tout d’abord, contrairement aux autres matières juridiques, l’accusé s’expose à une peine, une punition, qui peut aller de l’amende simple à la peine de prison. 

La seconde particularité est que, dans un procès pénal, l’Etat, ou plutôt le ministère public qui représente la société, constitue l’une des parties au procès (en accusation). Un peu comme si la société considérait que vous lui avez porté atteinte en commettant une infraction. Le procureur de la République, qui représente le ministère public, peut ainsi demander l’instruction de l’affaire, soit l’ouverture d’une enquête, et requérir une peine contre l’accusé. La victime peut parallèlement engager une procédure civile pour obtenir réparation en dommages et intérêts. 

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On a beau dire “le procureur de la République”, il y a de nombreux procureurs en France. On les appelle les magistrats du parquet ou “le parquet”, par opposition aux magistrats du siège. Les magistrats du parquet ont pour fonction de requérir l’application de la loi. Et ils demandent ça aux magistrats du siège qui, eux, appliquent le droit et rendent une décision de justice comme n’importe quel juge. Ils sont néanmoins indépendants et ne sont pas contraints de suivre les recommandations du parquet. Ainsi, lorsque vous entendez à la télé “le parquet a requis une peine de deux ans d’emprisonnement contre l’accusé”, ça ne veut pas dire que ledit accusé va forcément être condamné à deux ans de prison. Sinon, soit dit en passant, on les appelle magistrats du parquet parce que sous l’Ancien Régime, lors d’un procès, ils se tenaient dans un petit parc, un “parquet”. De plus, lorsqu’ils prennent la parole, les magistrats du parquet se lèvent, contrairement aux juges qui restent assis, d’où l’appellation des magistrats “du siège”. 

Quels sont les problèmes de la justice française ?

Voilà, maintenant que vous êtes prêts à entamer votre deuxième année de droit, abordons le sujet qui nous intéresse : pourquoi des Etats-Généraux de la justice ? 

Écho du débat sécuritaire qui divise de plus en plus la société française, les institutions juridiques sont sous le feu des critiques. Rigidité, laxisme, manque de dialogue, les accusations sont nombreuses.

Le difficile dialogue entre la magistrature et la Chancellerie

Aujourd’hui, le dialogue entre les syndicats de la magistrature et le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti est devenu pratiquement impossible. L’ancien avocat vedette fait face à des accusations de mise en danger de l’indépendance de la justice et de conflits d’intérêts dans diverses affaires dans lesquelles il était impliqué avant son arrivée au Ministère.

Son projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, voté à l’Assemblée Nationale en mai dernier, a également du mal à convaincre. Pointé du doigt comme un projet de loi “fourre-tout”, rédigé “dans la précipitation” et affichant une défiance envers les acteurs de la justice, il échoue pour beaucoup à aborder les principaux problèmes de la justice française, la conjoncture d’une inflation législative, c’est-à-dire la multiplication de lois très spécifiques rendant leur application plus difficile, à un manque de moyens des institutions. 

M. Dupond-Moretti a pourtant obtenu une augmentation record de 8% du budget de la justice en 2021. Cependant, la “clochardisation de la justice”, selon les mots de l’ancien Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, inquiète. En effet, en octobre 2020, une étude de la Commission européenne révélait que la France a consacré, en 2018, 69,50 euros par habitant à son système judiciaire, quand l’Allemagne investissait 131,20 euros, soit deux fois plus. Un chiffre sous la moyenne (71,56 euros) des 47 États mesurés (dont la Moldavie par exemple) et loin de l’Italie (83) ou de l’Espagne (91)

Une fracture entre la justice et la société française ?

Parallèlement, certaines décisions de justice ont été particulièrement décriées récemment. Le 14 avril, la Cour de Cassation rendait un arrêt confirmant l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi. En 2017, l’homme, sous l’emprise du cannabis, avait torturé puis défenestré la retraitée parisienne de confession juive, aux cris de “Allah Akbar”. 

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L’affaire Sarah Halimi est une affaire complexe qui a déchaîné les passions. En droit pénal, une infraction, pour être constituée, doit obligatoirement rassembler 3 éléments : un élément matériel (j’ai commis un meurtre), un élément légal (le meurtre est puni par la loi) et un élément moral (j’ai conscience que je commets un meurtre). L’élément moral ne doit toutefois pas être confondu avec l’intention ou le mobile. C’est en cela que l’affaire Sarah Halimi est si complexe. Le coupable, au moment du meurtre, fumait plus de 15 joints par jour et était sous l’emprise d’une “bouffée délirante aigüe”, selon les experts. L’élément moral, c’est-à-dire la conscience du coupable de ses actes, est donc absent. Or, l’article 122-1 du code pénal pose un principe clair : toute personne dont le discernement est aboli au moment de la commission des faits est irresponsable pénalement, quelle que soit la raison de l’abolition du discernement. Par ailleurs, la loi pénale, contrairement par exemple à la loi civile, est très spécifique et ne laisse que peu de place à l’interprétation du juge, afin d’empêcher tout arbitraire. Rappelons également que le juge ne peut en aucun cas se substituer au législateur et est contraint d’appliquer la loi. Enfin, la Cour de Cassation, en tant que troisième instance, ne juge qu’en droit et pas en faits. Ainsi, alors que l’abolition du discernement de Kobili Traoré a été établie par 3 expertises psychiatriques, le rôle de la Cour de Cassation s’est résumé à appliquer le texte de loi en fonction des circonstances.

Cette décision, comme plusieurs autres, a été incomprise par l’opinion publique. Pour le milieu juridique toutefois, il ne s’agit pas d’un laxisme de la part de la justice mais d’une application du droit en l’état, face à une augmentation des lois de circonstances sans vision globale. En cause également, une incompréhension des citoyens du fonctionnement de la justice et du droit français, un droit qui a pourtant eu une influence mondiale depuis sa création. 

Parallèlement, ces accusations de laxisme sont également portées par la police. Lors de la manifestation policière du 19 mai dernier, les slogans tels que “le problème de la police, c’est la justice” ont fusé. Les policiers réclament ainsi plus de moyens et plus de sévérité à l’encontre des hors-la-loi. Lors de la manifestation, un policier a ainsi déclaré au Midi Libre “On voit 15 fois les mêmes mecs et ils sont toujours dehors. Il faut que ça cesse”. 

Pour Erwan Guermeur, secrétaire général du syndicat Unité SGP-Police en Seine-Saint-Denis, “Il faut que le message soit clair : toute personne qui touche à un policier doit être sanctionnée. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas”. 

On assiste ainsi ces dernières années à une crispation du débat autour du fonctionnement et des objectifs de la justice française. Pour Chantal Arens, première présidente de la Cour de Cassation, “les difficultés de la justice [sont] anciennes, profondes, et encore aggravées par la crise sanitaire : manque de magistrats et de greffiers, manque de moyens matériels, faille numérique, multiplication de réformes parfois votées dans la précipitation… “, “Mais les mises en cause récentes (…) nous ont fait à nouveau réagir car elles fragilisent dangereusement les institutions démocratiques”.

Quelles réactions ont suscité l’annonce des Etats-Généraux ? 

Malgré ce capharnaüm, l’annonce de la mise en place d’Etats-Généraux de la justice à partir de septembre prochain, suite à une rencontre entre Emmanuel Macron et Chantal Arens et François Molins, respectivement la première présidente de la Cour de cassation et le procureur général près la Cour de cassation, a surpris. “On ne comprend pas bien l’intérêt de faire cette grande consultation en fin de mandat. Surtout s’il s’agit de remettre sur la table des problématiques déjà très largement identifiées”, estime Cécile Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM). L’inquiétude est grande, chez les juristes comme chez les parlementaires, qu’il s’agisse d’une simple opération de communication du Président de la République, à un an des élections présidentielles. 

Du côté de la Chancellerie, on tente de convaincre. “On souhaite que la concertation soit la plus large possible avec les magistrats, les avocats, les greffiers, les personnels pénitentiaires, mais aussi les citoyens. Aucun sujet ne sera tabou. On pourra parler de la justice pénale mais aussi civile, des délais de traitements des affaires, des moyens affectés à l’institution…”, explique-t-on dans l’entourage d’Éric Dupond-Moretti.

Pour le magistrat et député Didier Paris, ces États généraux pourraient au moins avoir un mérite : faire entendre dans le débat public la “voix de ceux qui portent l’État de droit à la veille d’une présidentielle qui risque d’être minée par les instrumentalisations politiques autour de la sécurité”.

En conclusion ?

Ainsi, les attentes suite à l’annonce des Etats-Généraux de la justice sont grandes, malgré un calendrier compliqué. Les conflits à régler, entre le législateur et la justice, entre la justice et la police ou encore entre le gouvernement et la justice, sont nombreux. L’inflation législative, soit la multiplication de lois spécifiques ces dernières années, complexifie l’application du droit, alors que les institutions juridiques font face à un manque de moyens et de personnels de plus en plus critiqué. D’autre part, le débat sécuritaire enfle dans la société française et les divisions sont profondes.

Sources : Le Monde, vie-publique, Légifrance, franceinfo, La Croix, le HuffPost, Midi Libre, France Bleu, Public Sénat, Conseil d’Etat, Cour de Cassation.

 

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