Pourquoi la situation en Jordanie est-elle préoccupante ?

Décryptage Jordanie

LE DÉCRYPTAGE DE L’ACTU

Chaque semaine, on essaye de comprendre pour vous un sujet qui fait l’actu, mais qui peut paraître un peu ardu…

La Jordanie, c’est ce pays de 10 millions d’habitants un peu plus petit que le Portugal coincé entre Israël, l’Irak, la Syrie et l’Arabie Saoudite. La zone est stratégique : la Jordanie fait tampon entre Israël, seul État juif de la région et les pays du Golfe. Elle assure également un foyer de stabilité favorable aux pays occidentaux. Pourtant, le 3 avril, des dissensions au sein de la famille royale ont été révélées au grand jour, semant le trouble dans un contexte politique et économique déjà chaotique.  

Un peu d’histoire

L’histoire moderne de la Jordanie est intimement liée à ses relations avec Israël et à la guerre israélo-palestinienne. En effet, suite à l’occupation de la Cisjordanie par l’Etat juif, les réfugiés palestiniens ont afflué en Jordanie, portant aujourd’hui la proportion de palestiniens dans la population jordanienne à plus de 50%

A la création d’Israël en 1948, la Jordanie, alors royaume de Transjordanie, participe à la première guerre israëlo-arabe suivant le mouvement antisioniste des pays arabes de la région. Alliée à l’Irak, la Syrie et l’Egypte, elle annexe la Cisjordanie et Jérusalem-Est et étend ainsi son territoire à l’ouest du Jourdain, frontière historique entre la Jordanie et les territoires de Palestine où a été fondé Israël. Cette annexion n’est toutefois pas reconnue par les pays arabes.

Le territoire Jordanien de 1948 à 1967. La « west bank » correspond à la Cisjordanie.

En 1949, le royaume de Transjordanie occupant la Cisjordanie change son nom en “royaume hachémite de Jordanie” pour marquer l’évolution de ses frontières.

🔍 Zoom

Zoom : La dynastie hachémite correspond, selon la tradition, aux descendants du prophète Mahomet. Hussein Ibn Ali, chérif de la Mecque, Fayçal Ier, roi d’Irak de 1921 à 1933 ainsi que l’actuelle famille royale de Jordanie proviennent de cette lignée. Le roi Hussein, père du roi actuel Abdallah II est considéré comme le père de la Jordanie moderne. 

La Cisjordanie et Jérusalem-Est sont toutefois perdus par la Jordanie lors de la Guerre des Six-Jours en 1967, durant laquelle l’armée israélienne défait l’Egypte, la Syrie et la Jordanie en moins d’une semaine. Israël triple alors son territoire, occupant la bande de Gaza, la péninsule du Sinaï, le plateau de Golan, la Cisjordanie et, symbole fort, l’intégralité de la ville de Jérusalem. Israël s’est plus tard retiré de la plupart des territoires occupés. 

Les territoires conquis par Israël lors de la Guerre des Six Jours (1967).

En 1988, la Jordanie renonce à ses prétentions sur la Cisjordanie, ce qui coïncide avec la déclaration de l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP) de la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie avec Jérusalem-Est pour capitale. Actuellement l’Etat palestinien n’est reconnu que par 136 des 193 Etats-membres de l’ONU. 

Jusqu’en 1994, les relations entre Israël et la Jordanie continuent d’être conflictuelles malgré une certaine ambivalence. Les rapports entre le gouvernement jordanien et les factions de l’OLP présentes en Jordanie sont tendus et ses positions sur le conflit israélo-palestinien sont modérées. S’éloignant de l’antisionisme de l’après-guerre, la Jordanie prône une solution de deux Etats pour deux peuples avec Jérusalem comme capitale partagée. Cette année-là, la conclusion des Accords d’Oslo entre Israël et la Palestine mène à une réconciliation entre la Jordanie et l’Etat juif. Les deux pays signent un accord de paix le 26 octobre 1994.

Bill Clinton, Yasser Arafat et Yitzhak Rabin lors de la signature des Accords d’Oslo, Washington, 1993.

Les intérêts sont communs. Une alliance avec la Jordanie permet à Israël de pacifier sa frontière orientale et de rendre plus difficile une invasion de son territoire par les pays arabes. La Jordanie, quant à elle, voit un allié de poids chez son voisin de l’ouest et l’ancien roi Hussein partage les positions pro-occidentales du leader israélien. Par ailleurs, avec le Traité de paix israélo-jordanien, la Jordanie embrasse un rôle stratégique de tampon entre Israël et les pays arabes hostiles à l’existence de l’Etat hébreu. 

La position de la Jordanie se fragilise cependant petit à petit, à mesure que ses relations avec Israël se dégradent et que le pays traverse successivement différentes crises politiques, économiques et sociales. 

Que s’est-il passé ? 

Le 3 avril dernier, le prince Hamza, demi-frère du roi Abdallah II et ancien héritier du trône a été accusé de participer à un “complot maléfique” contre le pouvoir en place. Il a été assigné à résidence et coupé de tout contact avec l’extérieur.  

Le prince Hamza est une personnalité influente en Jordanie. Afin de consolider le pouvoir en place, il a été dépouillé de son titre d’héritier en 2004 au profit du fils aîné du roi Abdallah II contre les souhaits de l’ancien roi Hussein. Il est proche du peuple et très critique de la gouvernance autoritaire d’Abdallah II et de la corruption qui sévit dans le royaume. Charismatique, il a réussi à nouer des liens avec les influentes tribus jordaniennes et apparaît pour beaucoup comme le digne héritier de son père, le très respecté roi Hussein. Son assignation à résidence est intervenue en même temps que l’arrestation de l’ancien conseiller du roi Bassem Awadallah, du représentant spécial auprès de l’Arabie saoudite, le très controversé Cherif Hassan Ben Zaid et de “14 à 16 autres personnes” qui auraient tenté de manière coordonnée de déstabiliser le royaume. Le chef de la diplomatie jordanienne et vice-premier ministre Safadi a notamment fait mention d’ “interventions et [de] contacts avec des parties étrangères visant à déstabiliser la sécurité de la Jordanie”, sans donner plus de précisions. 

L’annonce de ces arrestations de personnalités très influentes du royaume a été un choc pour la population jordanienne, déjà méfiante vis-à-vis du pouvoir. 

Dans une vidéo publiée le samedi 3 avril, le prince Hamza déclare qu’il lui est reproché d’avoir pris part à des réunions critiquant le pouvoir tout en affirmant ne faire partie “d’aucun complot ni d’aucune organisation malfaisante”. Il ajoute que le pouvoir jordanien pense que ses intérêts personnels, ses intérêts financiers, sa corruption est plus importante que la vie, la dignité et l’avenir des dix millions de personnes qui vivent ici”, creusant d’autant plus le fossé avec son demi-frère le roi Abdallah II. « Malheureusement, ce pays s’est enfoncé dans la corruption, dans le népotisme et dans la mauvaise administration, avec pour résultat l’anéantissement ou la perte de l’espoir », a-t-il poursuivi.

Néanmoins, face aux interrogations et inquiétudes provoquées par les événements, une médiation a été organisée lundi 5 avril entre le roi et le prince afin de régler le différend

Le jour-même, le prince Hamza a finalement signé une lettre d’allégeance déclarant rester “fidèle à l’héritage de mes ancêtres, à Sa Majesté le roi ainsi qu’à son prince héritier, et je me mettrai à leur disposition pour les aider et les soutenir”. 

À l’étranger, le soutien au régime jordanien reste infaillible. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et d’autres pays arabes du Golfe ont publiquement apporté leur appui au roi Abdallah II. Israël a, quant à elle, jugé qu’il s’agissait “d’affaires intérieures”, ajoutant qu’une “Jordanie forte et prospère est dans l’intérêt sécuritaire et économique d’Israël”.

Enfin, les États-Unis ont également apporté leur “soutien total” au roi Abdallah II, affirmant que la Jordanie représentait “un partenaire stratégique inestimable”.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Cette crise au sein de la famille royale est une première en Jordanie. Elle s’ajoute à un contexte déjà compliqué. Le pays est endetté et embourbé dans une crise socio-économique depuis une dizaine d’années. Il fait notamment face à un taux de chômage de 25%. Les méthodes autoritaires du roi Abdallah II et la corruption qui appauvrit la population sont également fortement critiquées. Pour Ahmad Awad de l’institut Phenix Center for Economics and Informatics Studies, “ce qui est arrivé est une première par son intensité dans l’histoire de la Jordanie”. Pour lui, “C’est le début d’une crise et pas la fin. Cela montre qu’il faut des réformes tant politiques, qu’économiques et démocratique”.

Ces derniers jours, le prince Hamza aurait ainsi fait figure de bouc émissaire pour permettre au roi d’affirmer son autorité. “À mon sens, ces remous ont davantage à voir avec la montée massive du mécontentement populaire, dans les domaines politique et économique, et avec la crainte que celle-ci génère dans les cercles dirigeants. J’ai le sentiment que le prince Hamza est un bouc émissaire, que le pouvoir exagère la menace, pour décourager toute discussion publique de la corruption”, estime un bon connaisseur de la famille royale dans Le Monde.

En effet, le mécontentement populaire monte, aggravé par la crise sanitaire. Mi-mars, de nouvelles manifestations ont éclaté à la suite de la mort de sept malades du Covid-19 en réanimation, après une panne d’alimentation en oxygène dans un hôpital public.

Parallèlement, à l’international, le royaume cherche sa place. Affaiblie économiquement et diplomatiquement par l’effondrement de la Syrie et de l’Irak, la Jordanie perd peu à peu son rôle d’intermédiaire privilégié entre Israël et les pays arabes. Sous la présidence américaine de Donald Trump, les Emirats arabes unis et Bahreïn ont normalisé leurs relations avec l’Etat hébreu et même l’Arabie Saoudite a développé ses propres canaux de communication avec Tel Aviv. Par ailleurs, les relations entre le roi Abdallah II et Benyamin Netanyahou deviennent de plus en plus glaciales

Alors qu’elle va célébrer le centième anniversaire de sa fondation, la monarchie jordanienne doit aujourd’hui faire face sur plusieurs fronts, économique, politique et social alors que son influence dans l’une des régions les plus sensibles de la planète diminue à vue d’œil. Ainsi, le royaume hachémite semble désormais exclu de la recomposition des rapports de force qui s’opère actuellement au Moyen-Orient. 

Sources : Le Monde, Les Echos, Le Point, Ouest-France, France 24, L’Orient le Jour, La Jordanie et la paix avec Israël, Simon Valadou, Palestinian identity in Jordan and Israel: the necessary ‘other’ in the making of a nation, Riad M. Nasser, Paix et Guerre au Moyen-Orient, Henry Laurens.

 

💪  Pour aller plus loin...  💪

Vous avez aimé ? Soutenez notre activité !
 

Vous avez remarqué ?

Ce site est gratuit. En effet, nous pensons que tout le monde devrait pouvoir se forger une opinion gratuitement pour devenir un citoyen éclairé et indépendant.

Si cette mission vous touche, vous pouvez nous soutenir en vous abonnant, sans engagement et dès 1€ par mois.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire